— Tu es prêt à t’envoler vers Elysium ? demanda-t-elle.
— C’était ce que je m’apprêtais à te demander.
— Bien. Donne-moi le temps de récupérer mon sac.
Pendant qu’elle jetait ses vêtements et son IA dans son vieux sac à dos noir, son poignet bippa et elle découvrit Kasei, ses longs cheveux gris hirsutes autour de son visage ridé qui était un étrange mélange de John et Hiroko – la bouche de John, étirée pour l’instant en un large sourire, et les yeux asiatiques d’Hiroko, à demi clos de bonheur.
— Hello, Kasei, dit-elle, incapable de dissimuler sa surprise. Je ne crois pas t’avoir jamais vu sur mon bloc de poignet.
— Les circonstances sont exceptionnelles, dit-il sans se démonter.
Elle l’avait toujours considéré comme un homme austère, mais l’éclatement de la révolution avait sur lui un effet tonique, à l’évidence. À son regard, elle comprit soudain qu’il avait attendu ça toute sa vie.
— Écoute, Coyote, moi et un groupe de Rouges, on est ici, dans Chasma Borealis, et nous avons pris le contrôle du barrage et du réacteur. Tous ceux qui travaillent sur place se sont montrés coopératifs.
— Encourageants ! cria quelqu’un qui se trouvait près de lui.
— Oui, on a trouvé pas mal de soutien sur place, si l’on excepte une centaine de types de la sécurité qui se sont bouclés dans le réacteur. Ils menacent de déclencher une réaction en chaîne si on ne les laisse pas partir pour Burroughs.
— Et alors ? fit Nadia.
— Alors ? répéta Kasei en riant. Coyote nous a dit de te demander ce qu’il fallait faire.
Elle se raidit.
— Je ne peux pas le croire !
— Mais ici, personne n’y croit non plus ! Mais c’est ce qu’a dit Coyote, et on aime bien faire plaisir à ce vieux salopard quand on le peut.
— Bien. Alors, laissez-les partir pour Burroughs. Il n’y a vraiment pas de problème. Cent flics de plus à Burroughs, ça ne compte pas, et moins nous aurons de réactions en chaîne mieux ça vaudra. On patauge encore dans les radiations de la dernière fois.
Sax entra dans la pièce alors que Kasei réfléchissait à ce qu’elle venait de dire.
— OK ! fit Kasei. Si tu le dis ! On se reparlera plus tard. Il faut que j’y aille, ka !
Nadia resta le regard fixé sur son écran de poignet en fronçant les sourcils.
— C’était quoi ? demanda Sax.
— Je me le demande, dit-elle.
Elle lui raconta sa conversation tout en essayant vainement de joindre Coyote.
— Eh bien, te voilà coordinatrice, commenta Sax.
— Et merde. (Elle jeta son sac sur son épaule.) On y va.
Ils décollèrent dans un des nouveaux 51B, très petit et très rapide. Ils prirent un vaste itinéraire circulaire en direction du nord-ouest par-dessus la mer de glace de Vastitas en évitant les places fortes des métanats d’Ascraeus et du Belvédère d’Echus. Peu après, ils aperçurent la glace de Chryse, au nord. Les icebergs fracassés étaient tachetés de rose et d’améthyste par les algues des neiges et les mares de fonte. Bien sûr, la vieille route à transpondeurs de Chasma Borealis avait depuis longtemps disparu. L’ancien système de distribution de l’eau vers le sud avait été oublié et n’était plus qu’une note technique en bas de page pour les livres d’histoire. En contemplant le chaos de glace, Nadia se souvint soudain de ce qu’avait été le paysage lors de son premier voyage, les collines et les cuvettes qui se succédaient sans fin, les grandes dunes barkhanes noires, l’incroyable terrain laminé des derniers sables avant la calotte polaire… Tout avait disparu, désormais, submergé par la glace. La calotte polaire elle-même était devenue un agglomérat informe de grandes zones de fonte et de courant de glace, de rivières figées, de lacs givrés. Tout y était boueux, visqueux, tout se déversait en se fragmentant vers le bas du grand plateau sur lequel reposait la calotte, et coulait vers la mer du nord qui entourait le monde.
Durant l’essentiel de leur vol, il ne fut pas question de se poser. Nadia surveillait nerveusement les instruments de bord, consciente de toutes les choses qui pouvaient se montrer défaillantes dans une machine nouvelle en pleine période de crise, quand il n’était plus question de maintenance et que l’erreur humaine était à son sommet.
Puis, des volutes de fumée noire et blanche apparurent sur l’horizon du sud-ouest, dérivant vers l’est sous l’effet des vents d’altitude.
— C’est quoi, ça ? s’inquiéta-t-elle en se portant vers le flanc gauche de l’avion.
— Kasei Vallis, jeta Sax depuis le siège de pilotage.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ça brûle.
Nadia le fixa.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— La végétation est dense dans la vallée. Et aussi au pied du Grand Escarpement. Il y a surtout des résineux et des arbustes. Et aussi des arbres à graines pyrophiles. Tu sais, ces espèces qui ont besoin du feu pour se propager. La manzanita épineuse, l’épine noire, le séquoia géant et quelques autres.
— Comment le sais-tu ?
— C’est moi qui les ai plantés.
— Et maintenant tu y as mis le feu ?
Il acquiesça en observant la fumée.
— Mais Sax, est-ce que le pourcentage d’oxygène dans l’atmosphère n’est pas très important ?
— Quarante pour cent.
Elle le contempla plus longuement, soudain soupçonneuse.
— C’est toi qui as monté ça, hein ? Seigneur ! Sax… tu aurais pu incendier toute cette planète !
Elle se tourna de nouveau vers la colonne de fumée. Dans le sillon de Kasei Vallis, elle discerna une ligne de flammes, la lisière de l’incendie qui était plus blanche que jaune, comme du magnésium en ignition.
— Mais rien ne pourra repousser cela ! Tu as vraiment mis le feu au monde !
— La glace. Sous le vent, il n’existe que la glace de Chryse. L’incendie ne devrait se propager que sur quelques milliers de kilomètres carrés.
Nadia le dévisagea, effrayée, stupéfaite. Sax observait toujours le feu, mais il se concentrait quand même sur les instruments avec une expression curieuse : dure et reptilienne – totalement inhumaine.
Les bastions de la sécurité apparurent à l’horizon, dans la courbe de Kasei Vallis. Les tentes flambaient comme des torches, les cratères de la berge intérieure étaient autant de brasiers qui crachaient des flammèches dans les airs. Un vent très fort soufflait d’Echus Chasma et s’engouffrait dans Kasei Vallis, avivant les feux. Une tornade incendiaire. Que Sax fixait sans ciller, le maxillaire tendu.
— Mets cap au nord, lui ordonna Nadia. Il faut nous en écarter.
Il inclina l’avion et elle secoua la tête. Des milliers d’hectares brûlaient sous ses yeux. Toute une végétation qu’ils avaient introduite avec beaucoup de peine, brûlée. Les taux d’oxygène en augmentation… Elle regarda la créature étrange assise à ses côtés avec méfiance.
— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— Je ne voulais pas que tu arrêtes l’opération.
C’était aussi simple que ça.
— J’ai donc autant de pouvoir ?
— Oui.
— Ce qui signifie qu’on me tient dans l’ignorance de ce qui se passe ?…
— Uniquement pour ce plan, l’assura-t-il.
Il serrait et desserrait les mâchoires selon un rythme qui lui rappelait soudain Frank Chalmers.
— Tous les prisonniers ont été déportés dans les astéroïdes. Cet endroit était réservé à l’entraînement de leur police secrète. Ceux qui ne se rendent jamais. Les tortionnaires. (Il fixa sur elle son regard de lézard.) Nous nous en sortirons mieux sans eux.