Et il se concentra entièrement sur le pilotage.
Nadia avait encore les yeux rivés sur la ligne blanche de la tempête de feu quand la radio de bord bippa son code. Cette fois, c’était Art. L’inquiétude le faisait loucher.
— J’ai besoin de votre aide. Les gens d’Ann ont repris Sabishii et des tas de Sabishiiens sont sortis du labyrinthe pour réinvestir la ville. Mais les Rouges qui dirigent tout leur ont dit de disparaître.
— Quoi ?
— Je sais, oui, et je ne pense pas qu’Ann soit au courant, mais elle ne répond pas à mes appels. À côté de certains Rouges, elle pourrait passer pour une Boonéenne. Mais j’ai réussi à contacter Ivana et Raul. Ils vont arrêter les Rouges de Sabishii jusqu’à ce que vous appeliez. C’est ce que j’ai pu faire de mieux.
— Pourquoi moi ?
— Je crois qu’Ann a dit qu’il fallait vous écouter.
— Et merde !
— Écoutez, qui d’autre que vous peut le faire ? Maya s’est fait trop d’ennemis à essayer de calmer le jeu ces dernières années.
— Je croyais qu’on nous avait envoyé un grand diplomate.
— Je le suis ! Mais tout ce que j’ai pu faire, c’est d’arriver à ce qu’ils se fient tous à votre jugement. Je ne pouvais pas faire mieux. Désolé, Nadia. Je vous aiderai par tous les moyens.
— Vous avez intérêt, si c’est grâce à vous que j’en suis là !
Il sourit soudain.
— Ça n’est pas ma faute si tout le monde vous fait confiance.
Elle coupa rageusement et essaya de contacter les Rouges sur diverses fréquences. En captant leurs messages au hasard, elle prit conscience qu’il s’agissait de jeunes Rouges radicaux dont Ann condamnerait certainement les initiatives – elle l’espérait du moins. Des Rouges qui, alors que la révolution était encore en jeu, faisaient sauter des plates-formes dans Vastitas, déchiraient les tentes, coupaient les pistes ferroviaires, menaçant de rompre la coopération avec les autres rebelles si l’on ne se ralliait pas à leur offensive de sabotages et si toutes leurs exigences n’étaient pas acceptées, etc.
Finalement, Ann répondit. Elle avait l’air d’une Furie déchaînée, impitoyable et un peu folle.
— Écoute, dit Nadia sans préambule, une Mars indépendante est la meilleure chance que tu auras d’obtenir ce que tu veux. Si tu prends la révolution en otage pour tes buts personnels, les gens s’en souviendront, je te préviens ! Tu ne pourras pas te battre pour ce que tu veux aussi longtemps que nous ne contrôlerons pas la situation. Jusque-là, en ce qui me concerne, ça n’est que du chantage. Un coup de poignard dans le dos. Il faut que ces Rouges de Sabishii restituent la ville à ses habitants.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je peux leur dicter ce qu’ils doivent faire ? jeta Ann d’un ton furieux.
— Qui d’autre que toi ?
— Et qu’est-ce qui te fait penser que je suis en désaccord avec ce qu’ils font ?
— L’impression que j’ai que tu es une femme sensée !
— Je n’ai pas la prétention de donner des ordres.
— Alors, raisonne ces gens ! Dis-leur que des révolutions plus massives que la nôtre ont échoué à cause de ce genre de stupidité. Dis-leur de se réfréner.
Ann coupa la communication sans répondre.
— Merde ! fit Nadia, une fois encore.
Son IA continuait de déverser des flots d’infos. La force expéditionnaire de l’ATONU remontait des highlands du Sud et semblait se diriger sur Hellas ou Sabishii. Sheffield était encore sous le contrôle de Subarashii. Burroughs était une ville ouverte, apparemment sous le contrôle des forces de sécurité, mais des réfugiés affluaient, venus de Syrtis et d’ailleurs, et la grève générale s’était installée. Les vidéos montraient des boulevards et des parcs occupés par la population, des manifestations contre l’Autorité transitoire, ou des foules de spectateurs inactifs.
— Il va falloir faire quelque chose pour Burroughs, déclara Sax.
— Je sais.
Ils volaient à nouveau vers le sud et franchirent la butte d’Hecates Tholus, à l’extrémité nord du massif d’Elysium, en direction du port spatial de Fossa Sud. Leur voyage avait duré douze heures, mais ils avaient volé cap à l’ouest dans neuf fuseaux horaires et franchi la ligne de datation à cent quatre-vingts degrés de longitude. Ils se retrouvèrent au milieu de la journée de dimanche dans un bus qui les emporta jusqu’au sas du toit en suivant la bordure de Fossa Sud.
Fossa Sud et les autres cités d’Elysium, Hephaestus et Elysium Fossa, avaient toutes adhéré au mouvement Mars Libre, et massivement. Elles constituaient désormais une sorte d’entité géographique. L’un des bras glaciaires sud de Vastitas courait à présent entre le massif d’Elysium et le Grand Escarpement. Même s’il était d’ores et déjà coupé par les pontons de quelques pistes ferroviaires, Elysium ne tarderait plus à être une île-continent. La population des trois villes s’était répandue dans les rues et occupait maintenant les bâtiments officiels et les centrales. Privée du soutien éventuel de représailles orbitales, la police de l’Autorité transitoire s’était fondue dans la foule ou avait pris le train à destination de Burroughs. Elysium, désormais, appartenait incontestablement à Mars Libre.
Dans les bureaux de Mangalavid, Nadia et Sax découvrirent qu’un important groupe de rebelles s’était emparé de la station et s’activaient à présent à diffuser vingt-quatre heures et demie par jour des bulletins sur les quatre canaux, tous sympathisants de la révolution, avec de longues interviews venues des villes et des centres libérés. Le laps de temps martien allait être dévolu à un montage de tous les événements de la veille.
Certains centres miniers des crevasses radiales d’Elysium et de Phlegra Montes étaient dirigés totalement par les métanats, et avant tout par Amexx et Subarashii. Les cadres étaient surtout des immigrants récents. Ils s’étaient pour la plupart enterrés dans leurs trous, et ils gardaient le silence ou menaçaient ceux qui tentaient de les déranger. Certains clamaient leur intention de reprendre la planète ou de tenir jusqu’à l’arrivée de renforts venus de la Terre.
— Ignorez-les, conseilla Nadia. Évitez-les et ignorez-les. Brouillez leurs communications si vous le pouvez et fichez-leur la paix.
Mais les rapports venus d’autres régions étaient plus encourageants. Senzeni Na était aux mains de gens qui se réclamaient des Boonéens, même s’ils n’étaient pas associés à Jackie – des issei, des nisei, des sansei et des yonsei qui avaient instantanément rebaptisé leur mohole John Boone et déclaré Thaumasia « site neutre pacifique de Dorsa Brevia ». Korolyov, qui n’était plus qu’une petite bourgade minière, s’était révoltée avec presque autant de violence qu’en 61, et ses citoyens, qui étaient en majorité des descendants de l’ancienne colonie pénitentiaire, avaient donné à leur ville le nom de Sergei Pavlovich Korolyov et déclaré qu’elle était désormais une zone libre anarchiste. Les gigantesques édifices de la vieille prison allaient être convertis en un immense bazar avec un espace de vie communautaire ouvert à tous les réfugiés de la Terre. Nicosia elle aussi était une cité libre. Le Caire était sous le contrôle de la sécurité d’Amexx. Odessa, de même que les villes du bassin d’Hellas, résistait toujours pour garder son indépendance, quoique la piste d’Hellas ait été coupée en certains endroits. Les systèmes magnétiques avaient pris le relais pour faire fonctionner les pistes et les trains, et ces systèmes étaient faciles à faire sauter. Pour cette raison, de nombreux trains circulaient à vide ou étaient annulés. Les voyageurs préféraient les patrouilleurs ou les avions pour ne pas courir le risque de se retrouver coincés dans l’intérieur dans des véhicules qui n’avaient même pas de roues.