Nadia et Sax passèrent la fin de ce dimanche à observer l’évolution des événements et à émettre des suggestions, quand on les interrogeait, sur diverses situations problématiques. Nadia avait le sentiment que, dans l’ensemble, tout se passait bien. Mais le lundi, de mauvaises nouvelles leur parvinrent de Sabishii. Le corps expéditionnaire de l’ATONU était arrivé des highlands du Sud et avait repris la surface de la ville à l’issue d’une bataille acharnée durant la nuit avec les guérilleros rouges. Les Rouges et les Sabishiiens avaient battu en retraite dans le labyrinthe du terril du mohole et les refuges alentour. Il était évident qu’une lutte sanglante allait s’engager dans le labyrinthe. Art prédit que la force de sécurité serait incapable de pénétrer dans le labyrinthe et qu’elle serait contrainte d’abandonner Sabishii, de battre en retraite vers Burroughs pour se joindre aux renforts qui étaient déjà sur place. Mais il était impossible d’en être certain, et la malheureuse Sabishii souffrait gravement de l’attaque.
Au soir de ce lundi, Nadia sortit avec Sax pour essayer de manger quelque part. Les arbres adultes étaient denses sur le plancher du canyon, les séquoias géants se dressaient au-dessus des pins et des genévriers, et des pins d’Aspen et des chênes dans la partie inférieure. Tandis qu’ils traversaient le parc au bord de la rivière, les gens de Mangalavid présentèrent Nadia et Sax à divers groupes. Ils étaient tous des indigènes, aux visages inconnus, nombreux et ravis de les rencontrer. C’était étrange de voir tant de gens si visiblement heureux. Dans la vie normale, réalisa Nadia, on ne voyait jamais ça : des sourires partout, des inconnus qui se parlaient… Quand un ordre social disparaissait, les choses pouvaient prendre bien des tours. L’anarchie et le chaos étaient bien trop probables, mais la communion aussi était possible.
Ils dînèrent à la terrasse d’un restaurant avant de regagner les bureaux de Mangalavid. Nadia se réinstalla devant son écran et entreprit de dialoguer avec un maximum de comités d’organisation. Elle avait l’impression d’être Frank en 61, accroché frénétiquement aux téléphones. Mais aujourd’hui, ils étaient en communication avec toute la surface de Mars, et elle avait la certitude que même si elle ne contrôlait pas la situation, elle avait une très bonne estimation de ce qui se passait. Et ça valait de l’or. Le noyau de fer qui était dans son ventre commençait à s’attendrir, à se changer en bois.
Au bout de deux heures, elle finit par sombrer dans le sommeil entre deux appels. C’était le milieu de la nuit à Underhill et Shalbatana, et elle n’avait pas beaucoup dormi depuis que Sax l’avait appelée à propos de l’Antarctique. Ce qui signifiait quatre ou cinq jours sans sommeil – mais non, corrigea-t-elle, seulement trois. Pourtant, cela lui paraissait deux semaines.
Elle venait à peine de s’allonger sur un canapé quand elle entendit une explosion de voix. Tout le monde se mit à courir dans le couloir, puis sur les dalles de pierre de la plaza. Elle se précipita derrière Sax, qui la saisit par le bras pour l’empêcher de tomber.
Apparemment, la tente avait été percée. Des doigts se tendaient de toutes parts, mais Nadia ne put rien repérer.
— C’est encore ici que nous serons le plus en sûreté, déclara Sax avec un petit sourire satisfait. La pression sous le toit n’est supérieure que de 150 millibars à peu près à celle de l’extérieur.
— Alors les toits n’éclatent pas comme des ballons percés, dit-elle en se souvenant avec un frisson des cratères sous dôme détruits en 61.
— Même si une partie de l’atmosphère extérieure entre, ça n’est jamais que de l’oxygène et de l’azote. Il y a encore trop de CO2, mais pas suffisamment pour que nous soyons empoisonnés instantanément.
— Mais si le trou était plus important…
— Exact.
Nadia revint sur ses pas en bâillant. Elle se rassit devant son écran et reprit le cours des informations de Mangalavid en zappant très vite. La plupart des cités importantes étaient ouvertement indépendantes ou faisaient l’objet d’engagements bloqués, la sécurité ayant le contrôle des centrales alors que la population était dans les rues, attendant la suite des événements. Un grand nombre de villes et de camps détenus par les compagnies soutenaient encore leurs métanats, mais dans le cas de Bradbury Point et de Huo Hsing Vallis, deux villes voisines du Grand Escarpement, les métanats mères, Amexx et Mahjari, avaient été en conflit sur Terre. L’effet que cela aurait sur ces villes du Nord n’était pas encore évident, mais Nadia était certaine que ça ne les aiderait pas à sortir de la situation présente.
Subarashii et Amexx détenaient encore plusieurs villes importantes qui servaient d’aimants pour les unités de sécurité isolées des métanats et de l’ATONU. Burroughs était à l’évidence la plus essentielle, mais c’était vrai également du Caire, Lasswitz, Sudbury et Sheffield. Dans le Sud, les refuges qui n’avaient pas été abandonnés ou détruits par le corps expéditionnaire sortaient de la clandestinité : Vishniac Bogdanov avait déployé une tente au-dessus de l’ancien complexe de parking des véhicules robots à proximité de son mohole. Donc, sans aucun doute, le Sud retrouverait son statut de bastion de la Résistance, quoi qu’il advienne. Nadia ne pensait pas que cela en valait la peine. Et la calotte polaire nord était dans un tel désarroi environnemental qu’il était presque sans importance de savoir qui en avait pris possession – pour la plus grande part, la glace se déversait dans Vastitas, mais le plateau était couvert de neige nouvelle à chaque hiver. C’était la région la plus inhospitalière de Mars et il n’y existait quasiment aucune colonie permanente.
La zone disputée se situait essentiellement entre les latitudes tempérées et équatoriales, cette ceinture qui allait du littoral de la mer de glace de Vastitas au nord jusqu’aux deux grands bassins au sud. Et l’espace orbital, bien entendu, mais l’attaque de Sax sur les objets des métanats en orbite avait apparemment été un succès, et l’effacement de Deimos semblait maintenant un coup heureux. Pourtant, l’ascenseur restait aux mains des métanats. Et des renforts allaient sous peu arriver de la Terre. Or l’équipe de Sax, dans Da Vinci, avait apparemment épuisé toutes ses armes dans l’attaque initiale.
Quant à la soletta et au miroir annulaire, ils étaient si grands et fragiles qu’ils étaient impossibles à défendre. N’importe qui pouvait les détruire, mais Nadia ne voyait aucune raison à cela. Si ça venait à se produire, elle soupçonnerait aussitôt les Rouges. Et s’ils réussissaient – eh bien, tout le monde pourrait se passer aisément de ce supplément de lumière, comme avant. Il fallait qu’elle demande à Sax ce qu’il en pensait. Et qu’elle en discute avec Ann, pour connaître sa position. Ou bien il était préférable qu’elle ne lui mette pas trop d’idées dans la tête. Mieux valait qu’elle voie comment les choses se déroulaient. Quoi d’autre encore ?…
Elle s’endormit la tête sur l’écran. Elle se réveilla sur le canapé, affamée. Sax lui avait succédé devant l’écran.
— Ça tourne mal à Sabishii, lui dit-il quand il la vit se lever.
Elle alla jusqu’à la salle de bains. Quand elle revint, elle regarda par-dessus son épaule tandis qu’il lui parlait :
— La sécurité n’a pas réussi à s’occuper du labyrinthe. Alors, ils sont tous partis pour Burroughs. Mais regarde…
Il avait affiché deux images sur l’écran – en haut, Sabishii en flammes, comme Kasei Vallis, et en bas, des soldats déferlant dans la gare à Burroughs, avec des armures légères et des armes automatiques, brandissant le poing. Apparemment, Burroughs était envahie de groupes de sécurité, qui avaient établi leurs quartiers résidentiels dans Branch Mesa et Double Decker Butte. Désormais, en plus des forces de sécurité de l’ATONU, il y avait donc également des troupes de Subarashii et de Mahjari. En fait, toutes les grandes métanats étaient représentées dans la ville, et Nadia en vint à s’interroger sur ce qui se passait entre elles sur Terre – si elles n’avaient pas conclu une sorte d’accord ou d’alliance ad hoc, en raison de la crise en cours. Elle appela Art à Burroughs pour lui demander son avis.