Pour l’essentiel, néanmoins, les choses évoluaient mieux qu’elle ne l’avait espéré. En un sens, c’était une question de démographie : apparemment, presque tous ceux qui étaient nés sur Mars étaient maintenant descendus dans la rue. Ils occupaient les administrations, les gares, les centres spatiaux – et aucun, si l’on en croyait les interviews de Mangalavid, ne tolérait du tout (avec une certaine absence de réalisme, se dit Nadia) l’idée que des pouvoirs installés sur une autre planète puissent les contrôler en quoi que ce fut. Ils représentaient à peu près la moitié de la population de Mars. Et un pourcentage important d’anciens étaient de leur côté, de même que beaucoup d’immigrants récents.
— Appelons-les des immigrants, lui avait conseillé Art. Ou des nouveaux. Des pionniers ou des colons, selon qu’ils sont ou non avec nous. C’est ce que Nirgal a fait, et je pense que cela aide les gens à réfléchir.
Sur Terre, la situation était moins nette. Les métanats de Subarashii étaient encore en conflit avec celles du Sud, mais cette fois dans le contexte de l’inondation géante qui était devenue un arrière-plan affreux. Et il était difficile de savoir ce que les Terriens en général pouvaient penser des événements de Mars.
Quelle que fut leur opinion, la navette rapide serait bientôt là, avec des renforts de sécurité. Et tous les groupes de Résistance s’étaient mobilisés pour converger sur Burroughs. Art fit tout son possible pour participer à cette manœuvre depuis Burroughs en localisant ceux qui avaient pris spontanément la décision de se mettre en marche (ce qui était à l’évidence le choix juste), pour les conforter et les remonter contre ceux qui s’opposaient à ce plan. Nadia se dit qu’il était après tout un diplomate subtil – discret, modeste, gros, sympathique, « antidiplomatique » –, la tête toujours baissée quand il conversait avec les autres, leur donnant l’impression que c’était eux qui menaient le débat. Il était vraiment inlassable. Et très habile. Très vite, des groupes de plus en plus nombreux vinrent les trouver, y compris des Rouges et des guérilleros mars-unistes qui persistaient dans une approche en termes d’assaut ou d’encerclement. Nadia sentait avec acuité qu’à la différence des Rouges et des Mars-Unistes qu’elle connaissait – tels Ivana, Gene, Raul et Kasei – qui restaient en relation avec elle et la considéraient comme une arbitre, les Rouges et les Mars-Unistes des unités plus radicales la jugeaient incompétente, et voyaient en elle une entrave à leur action. Ce qui la rendait furieuse, car elle avait la conviction que si Ann l’avait soutenue pleinement, les éléments les plus radicaux se seraient ralliés à elle. Elle s’en plaignit amèrement à Art après avoir pris connaissance d’un communiqué des Rouges qui redisposait la moitié ouest de la « convergence » sur Burroughs. Art entra en action et s’arrangea pour qu’Ann réponde à son appel avant de la passer à Nadia.
Elle retrouva son visage, celui d’une des Furies de la Révolution française, plus sévère et sombre que jamais. Leur dernière empoignade au sujet de Sabishii persistait comme une ombre entre elles. L’ATONU, en prenant Sabishii avant de l’incendier, avait réduit à néant leurs conclusions, mais Ann était à l’évidence en colère, ce que Nadia jugeait irritant.
Elles échangèrent des salutations aigres et leur discussion se changea très vite en dispute. Ann considérait la révolte comme une chance unique de ruiner toutes les entreprises de terraforming et d’effacer autant de villes et de populations que possible de la surface de Mars, par des attaques directes si nécessaire. Effrayée par cette vision apocalyptique, Nadia répondit avec fermeté, amertume, puis colère. Mais Ann était passée dans un monde qui n’appartenait qu’à elle.
— Je serais ravie si Burroughs était détruite, déclara-t-elle froidement.
Nadia grinça des dents.
— En détruisant Burroughs, on détruirait tout. Où les habitants iraient-ils ? Ça ferait de toi une meurtrière. Une massacreuse de populations. Simon en aurait honte.
Ann plissa le front.
— À ce que je vois, le pouvoir corrompt. Passe-moi Sax, veux-tu ? J’en ai assez de ton hystérie.
Nadia appuya sur la touche de bascule et s’éloigna. Ça n’était pas le pouvoir qui corrompait les gens, mais les fous qui corrompaient le pouvoir. Bon, d’accord, elle s’était peut-être mise en colère trop vite, et elle avait été trop dure. Mais cette part sombre qu’elle décelait en Ann l’effrayait. Elle pouvait faire n’importe quoi. Et la frayeur corrompait plus encore que le pouvoir. Si l’on combinait les deux…
Elle espérait avoir secoué Ann suffisamment fort pour faire reculer cette part sombre dans le recoin qu’elle ne devait pas quitter. Mais quand elle appela Michel à Burroughs pour lui en parler, il remarqua avec gentillesse que c’était faire de la mauvaise psychologie. Une stratégie due à la peur. Mais elle n’y pouvait rien : elle avait peur. La révolution signifiait fracasser une structure pour en créer une autre, mais il était plus facile de fracasser que de créer, et ces deux parties de l’acte n’étaient pas nécessairement vouées au même succès. En ce sens, construire une révolution était comme de dresser une arche. Jusqu’à ce que les colonnes soient debout et la clé de voûte en place, n’importe quelle rupture pouvait faire s’écrouler l’ensemble de l’ouvrage.
Cinq jours après l’appel de Sax à Nadia, ils furent à peu près une centaine à prendre l’air en direction de Burroughs, les pistes ferroviaires étant considérées comme trop vulnérables aux sabotages. Ils volèrent pendant la nuit jusqu’à une piste d’atterrissage taillée dans le rocher, à proximité d’un grand refuge bogdanoviste, dans la muraille du cratère Du Martheray, sur le Grand Escarpement, au sud-est de Burroughs. Ils s’y posèrent à l’aube. Le soleil se levait dans la brume comme une goutte de mercure, éclairant les collines blanches et échancrées au nord, et la plaine basse d’Isidis : une nouvelle mer de glace dont le cours vers le sud avait été interrompu uniquement par la digue qui s’incurvait en travers d’Isidis comme un barrage de terre trapu – ce qu’elle était en fait.
Pour avoir une vue meilleure, Nadia monta jusqu’en haut du refuge. La baie d’observation, camouflée en simple fissure horizontale juste sous la bordure, permettait de découvrir tout le paysage, depuis le Grand Escarpement jusqu’à la nouvelle digue et au front de glace. Longtemps, elle resta immobile face au paysage, dégustant à petites gorgées un café au kava. La mer de glace s’étendait au nord avec ses séracs et ses longs plissements de pression, ses plaques immenses et blanches de lacs de fonte gelés. Immédiatement en dessous, elle pouvait voir les premières collines basses du Grand Escarpement, ponctuées d’étendues épineuses de cactées d’Acheron, répandues sur la roche comme des récifs de corail. Des étages de mousse de la toundra vert foncé bordaient les ruisseaux givrés qui dévalaient l’Escarpement. À cette distance, ils ressemblaient à de longues diatomées agglomérées dans le roc rougeâtre.
Et là-bas, à mi-distance, divisant le désert et la glace, il y avait la nouvelle digue, comme une cicatrice brune, une ligne de suture entre deux réalités.
Nadia resta longtemps à l’observer avec ses jumelles. À son extrémité sud, c’était un tertre de régolite qui courait sur le tablier du cratère Wg pour se terminer juste au bord de Ng, qui se situait à environ cinq cents mètres au-dessus de la ligne de repère, bien au-dessus du niveau de la mer à venir. La digue allait vers le nord-ouest à partir de Wg et, depuis sa position élevée, Nadia en découvrait quarante kilomètres avant qu’elle ne disparaisse à l’horizon, immédiatement à l’ouest du cratère Xh. Xh était entouré de glace jusqu’à sa bordure, et l’intérieur central était comme un étrange évier rouge. Nadia constatait à présent que, partout, la glace pesait contre la digue. Côté désert, la digue devait atteindre deux cents mètres, mais il était difficile d’en juger avec précision, car une large tranchée avait été creusée sous la digue. De l’autre côté, la glace montait assez haut, à mi-hauteur de la digue.