Nadia faillit sourire. Mais d’autres jeunes venaient de reconnaître Maya et l’accueillirent avec joie. Nadia assista à cette rencontre du point de vue de Maya, remarquant à quel point ces gens semblaient enthousiastes. Ainsi, c’était le monde tel qu’il apparaissait à Maya ! Pas étonnant qu’elle pensât être quelqu’un de particulier si les autres la regardaient comme ça, comme une redoutable déesse sortie d’un mythe…
Ce qui était troublant à plusieurs niveaux. Il semblait à Nadia que sa vieille amie était en grand danger d’être arrêtée par la sécurité, et elle lui en fit part. Mais l’image oscilla tranquillement d’un côté à l’autre de l’écran tandis que Maya secouait la tête.
— La sécurité se concentre autour des portes de la ville et des gares, et je m’en tiens à l’écart. De plus, pourquoi se donneraient-ils la peine de m’arrêter ? Parce qu’en fait, c’est toute la ville qui est en état d’arrestation.
Elle suivit un blindé qui descendait le boulevard entre les pelouses et qui passa sans ralentir comme pour illustrer son propos.
— C’est pour que tout le monde voie bien leurs armes, commenta sombrement Maya.
Elle continua vers le parc du Canal, puis tourna dans le sentier qui menait à la montagne de la Table. La nuit était froide : les lumières du canal révélaient le givre sur l’eau. Mais si la sécurité espérait décourager la foule, c’était raté : le parc était bondé, les gens s’aggloméraient autour des rotondes, des cafés et des grands serpentins de chauffage. Où que Maya tourne le regard, la foule affluait sans cesse. Certains écoutaient des musiciens, les orateurs qui brandissaient de petits amplificateurs portables, d’autres suivaient les infos sur leurs écrans de poignet ou leurs lutrins.
— Rassemblement à minuit ! lança quelqu’un. Dans le laps de temps !
— Je ne suis pas au courant, fit Maya avec appréhension. Ça doit venir de Jackie.
Elle se retourna si vite que la vue se brouilla. La foule continuait de grossir. Sax se pencha sur un autre écran et appela le refuge de Hunt Mesa. Art lui répondit mais, derrière lui, le refuge était vide. Jackie avait effectivement appelé à une manifestation de masse pendant le laps de temps martien, et le message avait été diffusé par tous les médias de la ville. Nirgal était parti avec elle.
Nadia apprit cela à Maya, qui jura violemment.
— Tout est trop volatil pour ce genre de chose ! Bon Dieu, quelle folle !
Mais ils ne pouvaient rien faire dans l’immédiat. Des milliers de personnes se déversaient sur les boulevards, vers le parc du Canal et Princess Park. Maya tourna la tête et ils purent voir des chapelets de silhouettes sur le bord des mesas, dans les passerelles tubulaires qui franchissaient le parc du Canal.
— Les orateurs vont se rassembler dans Princess Park, commenta Art.
Nadia s’adressa à Maya :
— Tu devrais y aller, Maya, et vite. Tu pourras peut-être parvenir à maîtriser la situation.
Maya s’enfonça dans la foule. Nadia ne cessait de lui parler, lui suggérant ce qu’elle pourrait dire si elle avait la possibilité de prendre la parole. Les mots venaient d’eux-mêmes et, quand elle s’interrompit pour réfléchir, Art lui souffla certaines de ses idées, jusqu’à ce que Maya proteste :
— Attendez ! Attendez un peu : est-ce que tout ça est vrai ?
— Ne t’inquiète pas de savoir si c’est vrai.
— Ne t’inquiète pas ! Il ne faut pas que je m’inquiète de savoir si ce que je dis à des centaines de milliers de gens, à la population de deux mondes, est vrai ou non ?
— On va s’arranger pour que ça soit vrai, dit Nadia. Essaie seulement.
Maya se mit à courir. D’autres allaient dans la même direction qu’elle, remontant le parc du Canal vers les terrasses entre Ellis Butte et la montagne de la Table. Ses lunettes-caméra retransmettaient des têtes dansantes, des visages excités qui se tournaient vers elle quand elle demandait le passage en hurlant. Des applaudissements et des vivats montaient de la foule de plus en plus dense. Maya fut obligée de ralentir, puis se fraya un chemin entre les rangs, poussant et tirant. Il y avait surtout des jeunes, bien plus grands qu’elle, et Nadia se pencha sur l’écran de Sax pour suivre quelques images de Mangalavid. Une caméra filmait depuis l’estrade, installée sur la bordure d’un ancien pingo, au-dessus de Princess Park, et une autre depuis les passerelles. Sous ces deux angles, la foule paraissait énorme. Il y avait là au moins quatre-vingt mille personnes, estima Sax, le nez à un centimètre de l’écran, comme s’il comptait avec précision tous les visages. Art essayait de rester en contact avec Maya en même temps que Nadia qui continuait à lui parler tandis qu’elle traversait la foule.
Antar venait d’achever un discours incendiaire en arabe à l’instant où elle approchait. Jackie était maintenant sur l’estrade, devant un banc de micros, et se lançait dans un discours amplifié par les grands haut-parleurs du pingo, réamplifié par les enceintes auxiliaires disséminées dans tout le parc, mais aussi redistribué par les haut-parleurs portables, les lutrins, les blocs de poignet. Sa voix était omniprésente, et chacune de ses phrases, répercutées par l’écho de la montagne de la Table et d’Ellis Butte, était accueillie par des hourras, et elle était parfois inaudible.
— … ne laisserons pas utiliser Mars comme un monde de remplacement… une classe dirigeante de fonctionnaires qui sont en premier responsables de la destruction de la Terre… des rats qui tentent de quitter le bateau… ils feraient la même chose sur Mars si nous les laissions faire !… passera pas comme ça ! Parce que désormais Mars est libre ! Mars Libre ! Mars Libre ! Mars Libre !
Elle pointa un doigt vers le ciel et la foule reprit le slogan en chœur, de plus en plus fort, pour fusionner dans un rythme : « Mars, Libre ! Mars, Libre ! »
Dans le même instant, Nirgal monta jusqu’au pingo et à la plate-forme et, quand certains le virent, des voix lancèrent : « Nir-gal » en même temps que « Mars Libre » en un formidable contrepoint.
Nirgal se saisit d’un micro et agita la main pour demander le calme. Le chœur ne cessa pas pour autant, mais scanda : « Nir-gal, Nir-gal, Nir-gal ! », dans un vibrant enthousiasme collectif, comme si chacun de ceux qui étaient au coude à coude dans le parc était un de ses amis, bouleversé par son apparition. Nadia songea qu’il avait tellement voyagé sur cette planète que ça ne devait pas être très éloigné de la vérité.
La psalmodie décrut et devint un bourdonnement sourd et sonore, qui permit néanmoins d’entendre les mots de bienvenue de Nirgal. Pendant ce temps, Maya franchissait les derniers mètres qui la séparaient du pingo. Les gens s’étaient maintenant immobilisés et sa marche en était facilitée. Quand Nirgal prit la parole, elle s’arrêta à son tour et le regarda, se rappelant de temps en temps qu’elle devait profiter des bravos et des cris qui ponctuaient la fin de ses phrases pour avancer encore.
Il s’exprimait sans violence, d’un ton amical, calme et lent. Il était ainsi plus facile de l’entendre…
— Pour ceux d’entre nous qui y sont nés, Mars est notre maison.
Il dut s’interrompre sous la vague de vivats. Pour la plupart, ils étaient des indigènes, constata Nadia, une fois encore. Maya était plus petite que tous ceux qui l’entouraient.
— Nos corps sont faits d’atomes qui appartenaient encore récemment au régolite, reprit Nirgal. Nous sommes martiens, absolument martiens. Nous sommes les pièces vivantes de Mars. Des êtres humains biologiquement unis en permanence à cette planète. Elle est notre foyer. Et nous ne pouvons jamais revenir en arrière.