Après quoi, l’image de la mini-caméra de son bloc de poignet tourbillonna et le bruit devint trop fort pour qu’ils puissent saisir quoi que ce fut. Quant aux caméras de Mangalavid, elles montraient à présent un groupe dense qui venait de se former sur l’estrade.
Nadia se jeta dans un fauteuil : elle se sentait aussi épuisée que si elle avait elle-même prononcé le discours de Maya.
— Elle a été splendide, dit-elle. Elle n’a pas oublié un mot de ce que nous lui avions dit. Maintenant, il faut que ça devienne vrai.
— Il suffit de le dire pour que ça le soit, dit Art. Bon Dieu, ils ont tous vu ça, sur les deux mondes. Praxis doit déjà être prête. Et la Suisse nous soutiendra sûrement. Non, ça va marcher.
— La sécurité pourrait ne pas être d’accord, dit Sax. J’ai un message de Zeyk. Des commandos rouges sont descendus de Syrtis. Ils se sont emparés de l’extrémité ouest de la digue et ils progressent vers l’est. Ils ne sont plus tellement loin du spatioport.
— Exactement ce que nous voulions éviter ! cria Nadia. Qu’est-ce qu’ils croient donc faire ?
Sax haussa les épaules.
— Oui, la sécurité ne va pas du tout apprécier, commenta Art.
— Nous devrions leur parler en direct, décida Nadia. J’avais l’habitude de m’entretenir avec Hastings quand il était au Contrôle de mission. Je ne m’en souviens pas très bien, mais c’est loin d’être un cinglé.
— Ça ne peut pas nous faire de mal de savoir ce qu’il pense, appuya Art.
Nadia s’installa dans une pièce silencieuse, appela le quartier général de l’ATONU, dans la montagne de la Table, et donna son identité. Il était près de deux heures du matin, mais on lui passa Hastings cinq minutes après.
Elle pensait l’avoir depuis longtemps oublié, mais elle reconnut aussitôt son visage. Un technocrate émacié à l’air sévère, plutôt colérique. Il grimaça en la voyant.
— Encore vous autres. J’ai toujours dit qu’on avait choisi les cent plus mauvais.
— Ça ne fait pas de doute.
Nadia ne quittait pas des yeux son visage, essayant d’imaginer quel genre d’homme avait pu diriger un siècle le Contrôle de mission et l’autre l’Autorité transitoire. Durant le voyage à bord de l’Arès, il avait souvent été irrité par eux, les haranguant pour la plus petite déviation aux règles. Et plus tard, quand ils avaient temporairement cessé d’envoyer des vidéos, il était devenu vraiment furieux. Un bureaucrate campé sur les règles et les lois, le genre d’homme qu’Arkady avait toujours méprisé. Mais un homme que l’on pouvait raisonner.
Du moins le pensa-t-elle au début. Elle discuta avec lui pendant dix minutes, en lui expliquant que la manifestation à laquelle il venait d’assister dans le parc n’était qu’une partie de ce qui se passait sur Mars, que toute la planète s’était rebellée contre eux, mais qu’ils étaient cependant libres de rejoindre le spatioport, puis la Terre.
— Nous ne partirons pas, dit Hastings.
Les forces de l’ATONU contrôlaient la centrale, lui dit-il, et donc toute la ville. Les Rouges pouvaient s’emparer de la digue, mais il n’y avait aucune chance qu’ils la fassent sauter, car les deux cent mille habitants de Burroughs étaient devenus des otages. Des renforts de professionnels allaient arriver par la prochaine navette qui entrerait en insertion orbitale dans vingt-quatre heures. Par conséquent, tous les discours ne servaient à rien, sinon à faire des démonstrations.
Il était parfaitement calme, à tel point que s’il ne s’était pas montré aussi dégoûté, Nadia l’aurait jugé suffisant. Il semblait plus que probable qu’il avait reçu des instructions de la planète-mère et devait rester campé sur ses positions à Burroughs dans l’attente des renforts. La division de l’ATONU stationnée à Sheffield avait sans doute les mêmes ordres. Avec Burroughs et Sheffield en leur possession et l’arrivée imminente de renforts, il n’était guère surprenant qu’ils se considèrent en position de force. On pouvait même dire que cette idée était juste.
— Quand les gens reprendront leurs esprits, ajouta Hastings d’un ton sévère, nous aurons de nouveau la maîtrise de la situation. La seule chose qui importe actuellement, c’est l’inondation de l’Antarctique, de toute façon. Il est crucial de soutenir la Terre dans un moment où elle en a besoin.
Nadia abandonna. Il était clair qu’Hastings était un homme têtu, et de plus il avait marqué un point. Et même plusieurs. Elle mit un terme à la conférence aussi poliment qu’elle le put en lui soumettant son intention de reprendre contact plus tard, dans l’espoir que ce serait avec le talent diplomatique d’Art. Et elle rejoignit les autres.
La nuit s’avançait et ils continuaient de visionner les rapports venus de Burroughs et d’ailleurs. Il se passait trop de choses pour que Nadia puisse envisager d’aller tranquillement dormir. Apparemment, c’était aussi le cas pour Sax, Steve, Marion et les autres Bogdanovistes venus de Du Martheray. Ils étaient effondrés dans leurs sièges, les yeux irrités, les membres endoloris, devant les images scintillantes, et les heures passaient. Il était évident que certains Rouges prenaient leurs distances d’avec la coalition, obéissant à une sorte d’agenda propre, propageant leur campagne de sabotages et d’assauts directs sur toute la planète, s’emparant de petits postes par la force, très souvent. Ils chassaient les occupants et faisaient ensuite sauter les bâtiments. Une autre « Armée rouge » avait réussi à s’emparer de la centrale du Caire en tuant la plupart des gardes avant que les derniers survivants ne se rendent.
Cette victoire les avait encouragés, mais ailleurs les résultats n’étaient pas aussi bons. À en croire les appels de certains survivants, une attaque massive des Rouges contre la centrale physique de Lasswitz avait abouti à sa destruction et gravement endommagé la tente. Tous ceux qui n’avaient pas réussi à se réfugier dans des patrouilleurs ou dans des bâtiments étanches avaient péri.
— Mais qu’est-ce qu’ils font ? hurla Nadia.
Personne ne lui répondit. Tous ces groupes ne l’appelaient jamais. Pas plus qu’Ann.
— J’aimerais au moins qu’ils discutent de leurs plans avec nous, dit-elle avec un sentiment de peur. On ne peut pas laisser les choses s’emballer. C’est trop dangereux…
Sax plissa les lèvres, mal à l’aise. Ils se rendirent jusqu’à la salle commune pour prendre un petit déjeuner avant de se reposer un peu. Nadia dut se forcer pour manger. Il s’était écoulé exactement une semaine depuis le premier appel de Sax, et elle ne parvenait pas à se rappeler avoir mangé depuis. Elle s’aperçut brusquement qu’elle mourait de faim. Et elle attaqua ses œufs brouillés à grands coups de fourchette.
Sax vint se pencher sur elle.
— Tu as parlé de discuter des plans.
— Quoi ? fit-elle.
— Eh bien, il y a cette navette qui approche, avec des renforts de sécurité, non ?
— Et alors quoi ?
Depuis leur vol au-dessus de Kasei Vallis, elle ne considérait plus que Sax fût rationnel. Et elle s’aperçut que la fourchette tremblait entre ses doigts.
— J’ai un plan. En fait, c’est mon groupe de Da Vinci qui y a pensé.
Elle essaya de réprimer son tremblement.
— Explique-moi.
Pour Nadia, le restant de la journée se perdit dans un flou : elle avait renoncé à prendre du repos et essaya encore une fois de contacter des groupes de Rouges tout en aidant Art à rédiger des messages pour la Terre. Elle expliqua à Maya, Nirgal et ceux de Burroughs le dernier plan de Sax. Il semblait que les événements, déjà accélérés, s’étaient emballés dans un tourbillon fou, qu’ils échappaient à tout contrôle, ne leur laissant pas un seul instant pour manger, dormir, ou se laver. Pourtant, toutes ces choses étaient nécessaires, et Nadia se rendit à la salle de bains d’une démarche hésitante pour y prendre une douche prolongée avant de grignoter un peu de pain et de fromage. Puis, elle s’allongea sur un canapé et dormit un moment. Mais c’était un sommeil léger, agité. Son esprit continuait à fonctionner, à émettre des pensées distordues sur les événements du jour, auxquelles se mêlaient les voix des autres. Quand elle se redressa, elle était toujours aussi lasse. Elle alla aux toilettes, puis partit en quête d’un café.