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Nirgal, la plupart du temps, était heureux. Mais un matin, en quittant l’école, il vit le réfectoire et, plutôt que les grandes pousses de bambous du Croissant de la Crèche, cette vision le figea sur place. Le monde qu’il avait connu, son univers de tous les jours, s’était envolé. Il avait disparu. C’était ça, le travail du temps.

Ce fut un choc intérieur, et il sentit les larmes lui piquer les yeux. Il passa le restant de la journée distant, abasourdi, comme s’il vivait à côté de lui-même, observant tout sans émotion, comme dans les heures qui avaient suivi la mort de Simon, exilé dans le monde blanc, à moins d’un pas du monde vert. Rien n’indiquait qu’il sortirait un jour d’une telle mélancolie. Comment savoir ? Les jours de l’enfance avaient disparu, les jours de Zygote, et jamais ils ne reviendraient, de même que ce jour passerait, de même que ce dôme, lentement, se sublimerait lui aussi et se fracasserait. Rien ne durait. Qu’est-ce qui importait donc ? Durant des heures, cette question revenait le hanter, et plus rien n’avait de couleur ni de saveur. Et lorsque Hiroko s’aperçut enfin de son air absent et l’interrogea, il lui répondit tout net. C’était l’avantage avec Hiroko : on pouvait lui poser toutes les questions, y compris les plus fondamentales.

— Hiroko, pourquoi on fait tout ça ? Puisque tout devient blanc de toute façon ?…

Elle le fixa en penchant la tête à la façon d’un oiseau. Il crut lire toute l’affection qu’elle éprouvait pour lui dans ce simple mouvement, mais sans en être sûr. Les mois passaient et il sentait qu’il la comprenait de moins en moins.

— C’est triste que le vieux dôme ait cédé, n’est-ce pas ? Mais nous devons nous concentrer sur ce qui va arriver. Cela aussi, c’est la viriditas. Le passé s’est évanoui. Si tu penses encore à lui, tu seras encore plus mélancolique. J’ai été une petite fille, autrefois, dans l’île d’Hokkaido, au Japon ! J’étais jeune comme toi ! Et je peux te dire aussi comme c’est loin à présent. Nous sommes là, toi et moi, avec tous ces gens, toutes ces plantes autour de nous, et si tu t’arrêtes un peu pour leur accorder ton attention, tu verras qu’ils grandissent et prospèrent, et que la vie revient toujours en toute chose. Tu sentiras les kami partout, et c’est ce dont tu as besoin. Nous vivons toujours le moment.

— Et les jours anciens ?

Elle rit.

— Tu grandis. Bien sûr, tu devras te souvenir des jours anciens, parfois. Car ils étaient agréables, n’est-ce pas ? Tu as eu une enfance heureuse, ce qui est une bénédiction. Mais les jours qui viendront seront heureux également. Prends ce moment et interroge-toi : que te manque-t-il, hein ?… Coyote dit qu’il veut que tu les accompagnes, lui et Peter, pour un autre voyage. Tu devrais dire oui et retrouver le ciel, tu ne penses pas ?

On se prépara donc pour un second voyage avec Coyote, tandis que les travaux d’aménagement du nouveau Zygote, baptisé sans inspiration Gamète, se poursuivaient. Chaque soir, dans le nouveau réfectoire, les adultes discutaient durant des heures de leur nouvelle situation. Sax, Vlad et Ursula, de même que quelques autres, voulaient retourner en surface. Ils ne pouvaient poursuivre efficacement leur travail dans les refuges cachés, selon eux : ils voulaient retrouver le cours normal de la recherche médicale, de la construction réelle, du terraforming.

— Mais nous ne pourrons jamais nous déguiser, protestait Hiroko. On ne peut pas changer les génomes.

— Nous ne changerons pas nos génomes mais nos dossiers, répliqua Sax. C’est ce qu’a fait Spencer. Il a classé ses caractéristiques physiques sous une autre identité.

— Et on a parachevé le tout avec une intervention de chirurgie faciale, ajouta Vlad.

— Oui, mais le risque est minime à nos âges, non ? Nous ne ressemblons plus du tout à ce que nous étions. De toute façon, si nous faisions comme lui, nous pourrions assumer de nouvelles identités.

— Est-ce que Spencer est vraiment inscrit dans toutes les données ? insista Maya.

Sax haussa les épaules.

— On l’a laissé au Caire et il a eu la chance de s’immiscer parmi ceux que l’on emploie pour la sécurité. Ça a suffi. J’aimerais tenter quelque chose du même style. On verra ce qu’en dit Coyote. Lui, il ne figure dans aucun dossier, et il doit savoir.

— Il se cache depuis le début, remarqua Hiroko. C’est différent.

— Oui, mais il doit bien avoir certaines idées sur la question.

— On pourrait se mêler au demi-monde, proposa Nadia. Et comme ça, on ne figurerait pas dans les données. Moi, c’est mon plan.

Maya l’approuva.

Ils bavardaient ainsi chaque nuit.

— Il suffira de changer un peu d’apparence. Et puis, Phyllis est de retour, ne l’oubliez pas.

— Je n’arrive toujours pas à croire qu’ils aient pu survivre. Elle doit avoir neuf vies. Comme les chats.

— De toute manière, on nous a vus dans trop de programmes d’infos. Il faut être prudent.

De jour en jour, Gamète s’achevait. Mais, pour Nirgal, ça n’était plus son refuge, son dôme.

Un voyageur de passage leur annonça que Coyote serait bientôt là. Et le pouls de Nirgal se fit plus rapide. Bientôt, il retrouverait les nuits étoilées, il roulerait à nouveau dans le patrouilleur-rocher, de refuge en refuge…

Il en parla à Jackie et elle le dévisagea avec une attention intense. En fin d’après-midi, quand ils eurent achevé leur travail, elle le conduisit dans les grandes dunes et l’embrassa. Quand il se fut remis du premier choc, il répondit à son baiser et, ensuite, ils continuèrent passionnément. Ils se blottirent entre deux dunes, sous la brume pâle, et s’abritèrent sous une tente confectionnée avec leurs vêtements. Puis ils se caressèrent longuement tout en se déshabillant, dans la tiédeur de leurs corps, la buée de leur souffle. Le sable givré craquait sous eux et, sans une parole, ils se fondirent dans un grand choc électrique, oublieux d’Hiroko et de son monde. Sous les mèches noires de Jackie, des grains de sable scintillaient comme des diamants, comme un mystérieux pollen de fleurs de glace.

Plus tard, ils rampèrent au-dehors et regardèrent par-dessus la crête de la dune pour voir si on ne les cherchait pas. Ensuite, ils se rhabillèrent dans leur petit nid, se serrèrent encore l’un contre l’autre avec des baisers voluptueux et lents. Jackie pointa son doigt sur son torse et lui dit :

— Maintenant, on s’appartient l’un à l’autre.

Nirgal acquiesça avec bonheur, embrassa son cou gracile, enfouit son visage dans ses cheveux noirs et Jackie ajouta :

— Maintenant, tu m’appartiens.

Il espérait sincèrement que c’était la vérité. Il avait toujours attendu cet instant.

Mais ce même soir, aux bains, Jackie s’ébroua dans la piscine et Dao la rejoignit dans de grands éclaboussements pour la serrer contre lui. Elle recula, regarda Nirgal avec une expression vide, ses yeux noirs comme deux trous mystérieux dans son visage. Et Nirgal se sentit glacé, la poitrine roide, soudain, comme s’il s’apprêtait à encaisser un grand coup. Il avait encore les testicules douloureux, et elle, elle était là, serrée contre Dao, comme depuis des mois. Elle le fixait avec des yeux de vipère basilic.

C’est alors qu’une étrange sensation se répandit en lui – il comprit qu’il se souviendrait toute sa vie de cet instant, que c’était un tournant, là, dans cette piscine, dans la douce tiédeur de la vapeur, sous l’œil de rapace de l’imposante Maya, que Jackie détestait avec une acuité infinie. Maya les observait tous trois. Elle avait soupçonné quelque chose. C’était ainsi : Jackie et Nirgal pouvaient s’appartenir l’un à l’autre, et Nirgal appartenait très certainement à Jackie, mais elle concevait différemment les choses. Et en réalisant cela, il éprouva un tel choc qu’il en perdit le souffle. Ce fut comme un effondrement du toit de sa maison intérieure, de sa compréhension des choses. Il ne quittait pas Jackie des yeux, paralysé, blessé, gagné par la colère – elle était toujours collée contre Dao – et il comprenait. Elle les voulait tous les deux. Oui, c’était certain et c’était logique, en un sens. Elle prenait peut-être ainsi un peu plus de pouvoir sur leur petit groupe. Ou non. Peut-être qu’elle avait maintenant la mainmise sur tous les garçons. Et comme Nirgal était désormais un étranger, elle était certainement plus à l’aise avec Dao. Et Nirgal était un peu plus exilé chez les siens, et dans le cœur de celle qu’il aimait. À supposer qu’elle ait un cœur !