— Tu as mis au point des masques respiratoires pour les animaux ?
Ils rirent tous avant de retourner dans les quartiers d’habitation. Zeyk prépara du café pendant qu’ils bavardaient de leur escapade et se touchaient mutuellement les joues.
— Et comment faire sortir les gens de la ville ? demanda brusquement Nadia. Si la sécurité boucle les portes ?
— On découpe la tente. De toute façon, il faudra le faire, pour que l’opération se déroule plus vite. Mais je ne crois pas que la sécurité boucle les portes.
— Ils se dirigent vers le spatioport ! lança une voix depuis la salle des communications. Les forces de sécurité prennent le métro ! Ils abandonnent le navire, ces rats ! Et Michel dit que la gare… que la station Sud a été détruite !
Ce qui déchaîna un tohu-bohu soudain. Nadia parvint quand même à lancer à Sax :
— On va expliquer le plan à Hunt Mesa, descendre là-bas et distribuer les masques !
Il hocha la tête.
5
Entre Mangalavid et leurs écrans de poignet, ils parvinrent à communiquer rapidement le plan à l’ensemble de la population de Burroughs tout en descendant de Du Martheray à la ligne de tertres, au sud-ouest de la ville, dans une grande caravane. Peu après leur arrivée, les deux avions qui transportaient les masques respiratoires venus de Da Vinci tournoyèrent au-dessus de Syrtis avant de se poser sur un terrain plat, immédiatement à l’ouest de la tente. De l’autre côté de la ville, des observateurs placés au sommet de Double Decker Butte avaient déjà signalé l’approche de l’eau qui déferlait depuis l’est-nord-est. Une vague brun foncé ponctuée de glace qui s’abattait dans le pli peu profond qui, dans la ville, se prolongeait par le parc du Canal. Les nouvelles en provenance de la station Sud étaient confirmées : la piste avait été détruite par une explosion dans le générateur d’induction linéaire. Personne ne savait qui en était responsable, mais les trains étaient désormais immobilisés.
Pendant que les Arabes de Zeyk transportaient les caisses de masques vers les portes ouest, sud-ouest et sud, des foules énormes s’y entassaient déjà en walkers chauffants ou en vêtements épais – qui ne le seraient certainement pas assez pour le travail qui les attendait, se dit Nadia en distribuant les masques à la porte sud-ouest. Depuis quelque temps, les habitants de Burroughs sortaient si rarement en surface qu’ils louaient des walkers. Mais il n’y en avait pas en nombre suffisant pour tous, et ils devraient forcément sortir en manteaux beaucoup trop légers, qui ne protégeaient pas du tout la tête. Ils avaient accompagné leur message d’évacuation d’instructions pour que tous prévoient des vêtements appropriés à une température de 255 kelvins, et elle constata que nombreux étaient ceux qui avaient passé plusieurs couches de vêtements et se présentaient comme des bibendums.
Chacun des sas permettait le passage de cinq cents personnes toutes les cinq minutes – ils étaient vastes – mais avec des milliers de gens en attente à l’intérieur, et d’autres qui se pressaient au fur et à mesure qu’avançait cette matinée de samedi, c’était bien loin d’être suffisant. Tous les masques avaient été distribués et Nadia était persuadée que chacun avait le sien. Il était improbable que quiconque dans Burroughs ne soit pas prévenu de l’urgence de la situation. Elle fit donc le tour des autres, Zeyk, Sax, Maya, Michel et ceux qu’elle connaissait, en répétant :
— Il faut percer la tente. Je vais le faire immédiatement.
Aucun ne protesta.
Nirgal apparut enfin, sillonnant la foule, tel Mercure en mission urgente, distribuant sourires et poignées de main. Tous voulaient apparemment le serrer dans leurs bras ou au moins le toucher.
— Je vais découper la tente, lui annonça Nadia. Tout le monde a un masque et il faut que nous sortions tous au plus vite.
— Bonne idée. Laisse-moi leur expliquer ce qui se passe.
Il fit un bond de trois mètres, s’accrocha à l’arche de béton et se hissa vers le haut jusqu’à s’y jucher, les pieds parfaitement équilibrés sur la bande large de trois centimètres. Il activa un petit haut-parleur.
— Votre attention, s’il vous plaît ! Nous allons découper la tente, juste au-dessus du chaperon. La brise va souffler du dehors, mais elle ne devrait pas être très forte. Ensuite, ce sera aux gens les plus près de la paroi de passer les premiers, bien sûr. Inutile de se presser à ce stade. Nous allons ménager une brèche très large et vous devriez tous avoir évacué la ville dans la demi-heure qui va suivre. Préparez-vous au froid… il va être très revigorant. Mettez vos masques, vérifiez le joint et celui de vos voisins proches.
Il se tourna vers Nadia, qui venait de sortir un petit laser à souder de son sac à dos noir et le levait afin que tous le voient bien.
— Vous êtes prêts ? demanda Nirgal à tous les visages masqués de blanc. Vous ressemblez à des bandits. (Il éclata de rire.) OK !
Il se tourna vers Nadia.
Qui se mit à découper la tente.
Un comportement de survie intelligent est presque aussi contagieux que la panique, et l’évacuation se fit rapidement et en bon ordre. Nadia découpa la tente sur environ deux cents mètres, juste au-dessus du chaperon de béton. La pression de l’atmosphère intérieure, plus dense, provoqua un vent immédiat qui souleva les couches du revêtement transparent. Les gens n’eurent plus qu’à escalader le muret du chaperon ou à l’enjamber. D’autres équipes découpaient la tente près des portes sud et ouest et, dans le laps de temps qu’il aurait fallu pour vider un grand stade, la population de Burroughs se retrouva à ciel ouvert, dans l’air froid du matin d’Isidis. La pression était de 350 millibars et la température de 261 K, c’est-à-dire –12°C.
Les Arabes de Zeyk étaient restés dans leurs patrouilleurs et firent fonction d’escorte en allant et venant de part et d’autre des files, les guidant vers les tertres au sud-ouest de la ville, les Moeris Hills. La vague se déversa sur le côté est de Burroughs au moment où les dernières files atteignaient ces éminences basses. Des observateurs rouges, qui patrouillaient au large, rapportèrent que le flot liquide s’était à présent porté vers le nord et le sud, contournant le bas de la ville, et qu’il n’excédait pas un mètre.
Ils s’en étaient sortis d’extrême justesse, et Nadia en frissonna. Debout au sommet d’un des tertres des Moeris, elle essayait d’évaluer la situation. Les gens avaient fait de leur mieux, mais beaucoup étaient insuffisamment vêtus, se dit-elle. Ils n’avaient pas tous des bottes isolantes et, en majorité, ils ne s’étaient pas protégé la tête. Les Arabes leur montraient comment enrouler les écharpes, les torchons ou n’importe quel gilet en surplus autour de leur tête. Mais le froid était intense, en dépit du soleil et de l’absence de vent, et les gens de Burroughs qui n’avaient jamais travaillé en surface semblaient en état de choc. Même si certains étaient en meilleure forme que d’autres. Nadia repéra des nouveaux venus russes aux chapkas qu’ils avaient apportées jusque sur Mars et elle les interpella en russe. Ils lui répondirent presque tous par un sourire.
— Ça n’est rien. C’est un temps splendide pour faire du patin à glace, da ?
Nadia les encouragea.
— Avancez, avancez.
Dans l’après-midi, la température devait remonter, peut-être même au-dessus de zéro.
Dans la ville condamnée, les mesas se dressaient, sombres et rigides dans la lumière du matin, comme un musée de cathédrales titanesques, avec leurs couronnes de fenêtres comme des joyaux sertis, avec leurs diadèmes de verdure. Et désormais, la population de Burroughs s’était répandue sur la plaine comme une horde de bandits masqués, ou encore de malheureuses victimes du rhume des foins, enveloppés dans des couches de vêtements, ou bien en walkers, avec des casques, parfois. C’était un pèlerinage bizarre, et les visages étaient tournés vers la ville dans l’air glacé. Ils avaient tous les mains dans les poches. Dans le ciel, les longs cirrus passaient comme des copeaux de métal dans l’air rose foncé. L’étrangeté de ce spectacle était à la fois enthousiasmante et terrifiante. Nadia ne cessait de circuler entre les groupes en parlant à Zeyk, Sax, Nirgal, Jackie ou Art. Elle envoya un autre message à Ann, avec l’espoir qu’Ann les captait encore, même si elle ne répondait jamais.