En se réfugiant dans les vestiaires des hommes, il surprit un visage étranger dans un miroir. Il s’arrêta net et vit que c’était lui, les traits déformés par la détresse.
Il contempla longuement ce visage avec un sentiment bizarre. Il se dit qu’il n’était pas le centre de l’univers, ni son unique conscience, mais une simple personne comme toutes les autres, telle que les autres la voyaient. Cet étrange Nirgal dans le miroir avait des cheveux noirs et des yeux bruns au regard intense et attrayant. C’était une sorte de jumeau de Jackie, surtout si l’on s’attachait à ses sourcils noirs et… à son regard. Mais il ne voulait plus rien savoir. Il sentait le pouvoir qui était en lui et qui lui brûlait le bout des doigts. Il se rappelait le regard des autres, dans les autres refuges, et il comprenait maintenant que, pour Jackie, il pouvait représenter le même danger qu’elle représentait pour lui – ce qui expliquait qu’elle était avec Dao, comme pour établir un équilibre et affirmer en même temps son pouvoir à elle. Pour lui prouver qu’ils constituaient une paire – un assortiment. Et tout à coup, la tension se relâcha dans sa poitrine, il frissonna, et il eut un sourire grimaçant dans le miroir. Oui, ils s’appartenaient. Mais il demeurait lui-même.
Et quand Coyote revint et lui demanda de venir avec lui, il accepta immédiatement. Il surprit la brève expression de colère sur le visage de Jackie quand elle apprit les nouvelles : c’était pitoyable. Mais, quelque part en lui, Nirgal exultait : il était capable de la quitter comme ça, de s’éloigner d’elle ou, du moins, de prendre quelque distance par rapport à elle. Il en avait besoin. Qu’ils soient assortis ou non.
Quelques soirs plus tard, avec Coyote, Peter et Michel, il s’éloigna de la calotte polaire pour retrouver les terres tourmentées, les étendues noires sous les étoiles.
Il se retourna longuement vers la grande falaise lumineuse, agité par des sentiments multiples. Mais ce qu’il ressentait avant tout, c’était du soulagement. Ils allaient creuser encore plus profond dans la glace, il le savait, jusqu’à vivre dans un dôme sous le pôle Sud. Pendant que la planète rouge tournerait dans le cosmos, entre les étoiles, les autres planètes. Et il réalisa soudain que jamais plus il ne vivrait sous ce dôme, qu’il n’y reviendrait que pour de brèves visites. Ce n’était pas une question de choix, mais de destin. C’était comme un fragment de rocher rouge au creux de sa main. Il n’aurait plus de foyer désormais – à moins que cette planète tout entière ne devienne un jour sa maison, avec ses cratères, ses canyons, ses rochers, ses plantes, et tous ceux qui y vivaient. Dans le monde vert comme dans le monde blanc. Mais ça… (il se souvint de la tempête qu’ils avaient entrevue à la lisière de Promethei Rupes)… c’était une entreprise qui exigerait plusieurs générations. Il fallait d’abord qu’il commence à apprendre.
DEUXIÈME PARTIE
L’ambassadeur
1
Les astéroïdes à orbites elliptiques qui coupent l’orbite de Mars sont appelés astéroïdes Amor. (Lorsqu’ils coupent l’orbite de la Terre, on les appelle astéroïdes troyens.) En 2088, l’astéroïde Amor connu sous le code 2034 B franchit l’orbite de Mars à dix-huit millions de kilomètres derrière la planète, et un groupe de robots atterrisseurs en provenance de la Lune l’aborda quelque temps plus tard. 2034 B était une sphère rugueuse d’environ cinq kilomètres de diamètre, avec une masse de quinze milliards de tonnes. Dès que les rockets touchèrent sa surface, l’astéroïde 2034 B prit le nom de New Clarke.
Très vite, le changement devint évident. Certains atterrisseurs se posèrent sur la surface de l’astéroïde et commencèrent à forer, à excaver, à broyer, à trier et à convoyer. Une centrale à réacteur nucléaire fut lancée, et les barres d’alimentation se mirent en position. Ailleurs, des fours fonctionnaient déjà, et les robots chargeurs se préparèrent à les alimenter. Sur d’autres atterrisseurs, des baies de chargement s’ouvrirent, des mécanismes robots s’avancèrent sur leurs pattes mécaniques et s’ancrèrent dans les strates irrégulières de la roche. Des tunneliers s’enfoncèrent dans l’astéroïde. De la poussière jaillit jusque dans l’espace. Une partie retomba à la surface, une autre partit à la dérive pour l’éternité. Les atterrisseurs s’interconnectèrent par des tubes et des tuyaux. La roche de l’astéroïde était de la chondrite carbonacée, contenant un important pourcentage d’eau à l’état de glace dans toutes ses veines et ses bulles internes. Bientôt, les usines de traitement en chaîne des atterrisseurs commencèrent à produire une large gamme de matériaux à base carbonique, plus certains matériaux composites. L’eau lourde, qui représentait un six-millième de la glace, fut isolée. C’est à partir de cette eau lourde qu’on fabriqua du deutérium. Certaines pièces étaient manufacturées à partir des composites carbonés, et d’autres furent importées et installées comme les nouvelles dans les usines. De nouveaux robots apparurent, constitués principalement de matériaux puisés dans Clarke. Et le nombre de machines continua de croître sous la direction des ordinateurs qui, à partir des atterrisseurs interconnectés, géraient tout le complexe industriel.
Ensuite, le processus, durant des années, fut très simple. L’usine principale de New Clarke fabriqua un câble composé de filaments de nanotubes carboniques. Les nanotubes étaient constitués d’atomes de carbone liés en chaînes de telle manière que leurs maillons étaient ce que l’humanité pouvait concevoir de plus résistant. Les filaments ne mesuraient que quelques centaines de mètres, mais ils étaient bottelés en faisceaux, et ces bottes étaient bottelées à leur tour avec d’autres jusqu’à ce que le diamètre du câble atteigne neuf mètres. Les usines de New Clarke fabriquaient les filaments et les bottelaient à des vitesses telles qu’elles pouvaient extruder le câble à raison de quatre cents mètres à l’heure, soit dix kilomètres par jour, sans arrêt, heure après heure, jour après jour, année après année.
Tandis que cette fine tresse de carbone tournoyait dans l’espace, d’autres robots, sur une autre facette de l’astéroïde, construisaient un driver de masse, un moteur qui utiliserait le deutérium de l’eau pour propulser la roche broyée au loin à des vitesses avoisinant les deux cents kilomètres par seconde.
Tout autour de l’astéroïde, des moteurs plus petits et des fusées conventionnelles étaient également en construction. On fit le plein de carburant pour le jour où tout devrait commencer. Les moteurs et les fusées rempliraient alors le rôle de jets d’attitude.[20] D’autres usines construisaient des véhicules à grandes roues capables de circuler en avant comme en arrière sur le câble qui croissait toujours. Au fur et à mesure qu’il se déployait hors de la planète, on lui fixait d’autres fusées et d’autres appareils.
Le driver de masse fut déclenché. Et l’astéroïde se plaça sur une nouvelle orbite.
Des années passèrent. L’orbite de l’astéroïde recoupait désormais celle de Mars de telle façon qu’il s’en approchait à dix mille kilomètres. Et le dispositif de fusées de l’astéroïde fut déclenché de façon que le champ gravifique de Mars capture New Clarke selon une orbite qui, tout au début, était très elliptique. Les fusées étaient mises à feu régulièrement et, peu à peu, elles rectifièrent l’orbite. L’extrusion du câble se poursuivait. Les années passaient.
Guère plus d’une décennie après l’arrivée des atterrisseurs, le câble avait atteint trente mille kilomètres de long. La masse de l’astéroïde était de huit milliards de tonnes et celle du câble de sept milliards environ. L’orbite de l’astéroïde était elliptique, avec un périastre approximatif de cinquante mille kilomètres. Mais à présent, toutes les fusées et les drivers de masse, sur New Clarke aussi bien que sur le câble, avaient été déclenchés, certains en continu, mais la plupart par intermittence. L’un des plus puissants ordinateurs jamais conçus occupait une baie de chargement. Il coordonnait les données des senseurs et déterminait ainsi les mises à feu des fusées. Le câble, à cette époque, était à l’écart de Mars, mais il se mit à osciller dans sa direction, comme dirigé par une horloge de précision. Et, dans le même temps, l’orbite de l’astéroïde se réduisit et devint régulière.
Pour la première fois depuis le contact initial, de nouvelles fusées se posèrent sur New Clarke. Des robots en débarquèrent et entreprirent la construction d’un spatioport. L’extrémité du câble descendit vers Mars. Là, les calculs vectoriels prirent leur essor pour atteindre une complexité quasi métaphysique, et la danse gravitationnelle de l’astéroïde, du câble et de la planète se fit plus précise, suivant une musique en retard permanent. Et ainsi le grand câble se rapprocha de sa position requise, et ses mouvements se firent de plus en plus lents. Si quiconque avait pu profiter de l’ensemble du spectacle, il aurait eu sous les yeux une sorte de démonstration physique spectaculaire du paradoxe de Zénon, qui veut que le coureur se rapproche d’autant plus de la ligne d’arrivée s’il diminue de moitié la distance qu’il lui reste à parcourir… Mais personne ne vit jamais ce spectacle, car il n’existait aucun témoin doué des sens appropriés. Proportionnellement, le câble était bien plus fin qu’un cheveu humain – à supposer qu’on l’eût réduit à cette dimension, il aurait été encore long de plusieurs centaines de kilomètres – et il n’était visible que sur de courts segments. On pouvait dire que seul l’ordinateur qui le guidait en avait la pleine et totale mesure. Pour les observateurs qui se trouvaient à la surface de Mars, dans la ville de Sheffield, sur le volcan Pavonis Mons (la montagne du Paon), le câble apparut tout d’abord comme une très petite fusée qui descendait vers eux avec un fil ténu. Un fil de pêche, en quelque sorte, avec une esche brillante, qu’avaient jeté des dieux de passage dans l’univers. Sous cette perspective, le câble suivit sa ligne conductrice jusqu’au colossal bunker situé à l’est de Sheffield avec une lenteur presque douloureuse, jusqu’à ce que la plupart des habitants finissent par se lasser du spectacle de ce trait noir dans la haute atmosphère.
Puis vint enfin le jour où l’extrémité du câble, dirigée par d’ultimes décharges de fusées, assura sa position dans les rafales de vent et se posa dans l’orifice du toit du bunker. Désormais, sous le point aréosynchrone, le câble était attiré par la gravité de Mars, tandis que la partie qui se trouvait au-dessus du point aréosynchrone essayait de suivre New Clarke dans son vol centrifuge autour de la planète. Les filaments de carbone du câble résistèrent à la tension, et l’ensemble du dispositif entra en rotation à la même vitesse que la planète, au-dessus de Pavonis Mons, en une vibration oscillatoire qui lui permettait d’esquiver Deimos, le satellite naturel. Il était toujours contrôlé par le grand ordinateur de New Clarke et l’immense batterie de fusées déployée sur la tresse de carbone.
L’ascenseur était de retour. On mit en place les cabines sur Pavonis et sur New Clarke, fournissant ainsi un contrepoids qui diminuait d’autant l’énergie nécessaire aux opérations. Des vaisseaux entamèrent alors leur approche du spatioport de New Clarke et, quand ils repartirent, ils bénéficièrent de l’effet de fronde du champ gravifique de Mars, dont l’interactivité avec la Terre et le reste du système solaire diminuait d’autant le coût des voyages. C’était comme si un cordon ombilical venait d’être remis en place.