Tout autour de l’astéroïde, des moteurs plus petits et des fusées conventionnelles étaient également en construction. On fit le plein de carburant pour le jour où tout devrait commencer. Les moteurs et les fusées rempliraient alors le rôle de jets d’attitude.[20] D’autres usines construisaient des véhicules à grandes roues capables de circuler en avant comme en arrière sur le câble qui croissait toujours. Au fur et à mesure qu’il se déployait hors de la planète, on lui fixait d’autres fusées et d’autres appareils.
Le driver de masse fut déclenché. Et l’astéroïde se plaça sur une nouvelle orbite.
Des années passèrent. L’orbite de l’astéroïde recoupait désormais celle de Mars de telle façon qu’il s’en approchait à dix mille kilomètres. Et le dispositif de fusées de l’astéroïde fut déclenché de façon que le champ gravifique de Mars capture New Clarke selon une orbite qui, tout au début, était très elliptique. Les fusées étaient mises à feu régulièrement et, peu à peu, elles rectifièrent l’orbite. L’extrusion du câble se poursuivait. Les années passaient.
Guère plus d’une décennie après l’arrivée des atterrisseurs, le câble avait atteint trente mille kilomètres de long. La masse de l’astéroïde était de huit milliards de tonnes et celle du câble de sept milliards environ. L’orbite de l’astéroïde était elliptique, avec un périastre approximatif de cinquante mille kilomètres. Mais à présent, toutes les fusées et les drivers de masse, sur New Clarke aussi bien que sur le câble, avaient été déclenchés, certains en continu, mais la plupart par intermittence. L’un des plus puissants ordinateurs jamais conçus occupait une baie de chargement. Il coordonnait les données des senseurs et déterminait ainsi les mises à feu des fusées. Le câble, à cette époque, était à l’écart de Mars, mais il se mit à osciller dans sa direction, comme dirigé par une horloge de précision. Et, dans le même temps, l’orbite de l’astéroïde se réduisit et devint régulière.
Pour la première fois depuis le contact initial, de nouvelles fusées se posèrent sur New Clarke. Des robots en débarquèrent et entreprirent la construction d’un spatioport. L’extrémité du câble descendit vers Mars. Là, les calculs vectoriels prirent leur essor pour atteindre une complexité quasi métaphysique, et la danse gravitationnelle de l’astéroïde, du câble et de la planète se fit plus précise, suivant une musique en retard permanent. Et ainsi le grand câble se rapprocha de sa position requise, et ses mouvements se firent de plus en plus lents. Si quiconque avait pu profiter de l’ensemble du spectacle, il aurait eu sous les yeux une sorte de démonstration physique spectaculaire du paradoxe de Zénon, qui veut que le coureur se rapproche d’autant plus de la ligne d’arrivée s’il diminue de moitié la distance qu’il lui reste à parcourir… Mais personne ne vit jamais ce spectacle, car il n’existait aucun témoin doué des sens appropriés. Proportionnellement, le câble était bien plus fin qu’un cheveu humain – à supposer qu’on l’eût réduit à cette dimension, il aurait été encore long de plusieurs centaines de kilomètres – et il n’était visible que sur de courts segments. On pouvait dire que seul l’ordinateur qui le guidait en avait la pleine et totale mesure. Pour les observateurs qui se trouvaient à la surface de Mars, dans la ville de Sheffield, sur le volcan Pavonis Mons (la montagne du Paon), le câble apparut tout d’abord comme une très petite fusée qui descendait vers eux avec un fil ténu. Un fil de pêche, en quelque sorte, avec une esche brillante, qu’avaient jeté des dieux de passage dans l’univers. Sous cette perspective, le câble suivit sa ligne conductrice jusqu’au colossal bunker situé à l’est de Sheffield avec une lenteur presque douloureuse, jusqu’à ce que la plupart des habitants finissent par se lasser du spectacle de ce trait noir dans la haute atmosphère.
Puis vint enfin le jour où l’extrémité du câble, dirigée par d’ultimes décharges de fusées, assura sa position dans les rafales de vent et se posa dans l’orifice du toit du bunker. Désormais, sous le point aréosynchrone, le câble était attiré par la gravité de Mars, tandis que la partie qui se trouvait au-dessus du point aréosynchrone essayait de suivre New Clarke dans son vol centrifuge autour de la planète. Les filaments de carbone du câble résistèrent à la tension, et l’ensemble du dispositif entra en rotation à la même vitesse que la planète, au-dessus de Pavonis Mons, en une vibration oscillatoire qui lui permettait d’esquiver Deimos, le satellite naturel. Il était toujours contrôlé par le grand ordinateur de New Clarke et l’immense batterie de fusées déployée sur la tresse de carbone.
L’ascenseur était de retour. On mit en place les cabines sur Pavonis et sur New Clarke, fournissant ainsi un contrepoids qui diminuait d’autant l’énergie nécessaire aux opérations. Des vaisseaux entamèrent alors leur approche du spatioport de New Clarke et, quand ils repartirent, ils bénéficièrent de l’effet de fronde du champ gravifique de Mars, dont l’interactivité avec la Terre et le reste du système solaire diminuait d’autant le coût des voyages. C’était comme si un cordon ombilical venait d’être remis en place.
2
Il était au milieu d’une existence parfaitement ordinaire quand ils le réquisitionnèrent pour l’expédier sur Mars.
Art Randolph avait loué cet appartement depuis un mois quand la convocation lui arriva sous forme d’un fax, juste après que sa femme et lui eurent décidé de divorcer officiellement. Le texte du fax était très bref : Cher Arthur Randolph. William Fort vous invite à un séminaire privé. Un avion quittera l’aéroport de San Francisco à 9 heures, le 22 février 2101.
Art resta figé un instant, stupéfait, les yeux fixés sur le papier. William Fort était le fondateur de Praxis, la société qui avait acheté celle d’Art quelques années auparavant. Fort était très vieux, et l’on disait que sa position au sein de la transnat était plutôt honorifique. Mais il organisait encore des séminaires privés, qui étaient d’autant plus fameux que peu d’informations en filtraient. On prétendait qu’il invitait tous les cadres de la transnationale, qu’ils se retrouvaient à San Francisco et qu’un jet privé les emmenait ensuite dans un lieu secret. Personne ne savait ce qui s’y passait. Ceux qui y avaient participé étaient ensuite transférés ailleurs, ou bien alors ils se taisaient de telle manière que cela interdisait toute question. C’était un mystère absolu.
Si Art fut surpris d’être invité et s’il en éprouva quelque appréhension, cela lui plut néanmoins. Avant d’être racheté, il avait été le cofondateur et le directeur technique d’une petite société appelée Dumpmines, spécialisée dans le minage et le traitement d’anciens dépôts et qui récupérait les matériaux utilisables rejetés à l’époque des gaspillages. Il avait été surpris, et plutôt agréablement, d’être racheté par Praxis. Du même coup, tous les employés de Dumpmines étaient devenus membres d’une des firmes les plus riches de la planète – ils avaient reçu des actions, le droit de vote à l’intérieur de la compagnie, et la liberté d’utiliser toutes ses ressources. C’était comme d’être adoubé chevalier.
Art ne pouvait nier qu’il avait été séduit, de même que son épouse, même si elle se trouvait dans un état totalement élégiaque. Elle venait d’être engagée par la Direction de synthèse de Mitsubishi, et les grandes transnats, selon elle, constituaient des mondes à part. Comme ils travaillaient pour deux mondes différents, inévitablement, ils avaient été séparés l’un de l’autre – plus encore que jamais. Ils n’avaient plus besoin l’un de l’autre pour recevoir le traitement de longévité, que les transnats offraient de façon plus fiable que le gouvernement. Ils étaient comme des passagers embarqués sur des vaisseaux différents, lui dit-elle, qui traverseraient la baie de San Francisco dans deux directions différentes.