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Ils roulèrent durant une demi-heure. Quand le van s’arrêta et qu’ils purent descendre, le chauffeur les attendait : c’était un homme âgé en short et T-shirt de Bali.

Ils clignèrent des yeux dans le soleil éblouissant. Ils n’étaient pas à Bali, mais sur un petit parking asphalté entouré d’eucalyptus, au fond d’une étroite vallée côtière. À l’ouest, à moins de deux kilomètres, ils virent un lac, ou un bras d’océan. Un ruisseau coulait au fond de la vallée jusque dans un lagon, immédiatement derrière une plage. Les flancs de la vallée étaient couverts d’herbe sèche au sud, de cactus au nord, avec des affleurements de rocher brun.

— Baja ? proposa l’un des orientateurs. L’Equateur ? L’Australie ?

— San Luis Obispo[22] ? suggéra Art.

Leur chauffeur les précéda sur une route étroite qui conduisait à un petit ensemble composé de sept bâtiments en bois à deux étages, nichés entre les pins maritimes, au fond de la vallée. Deux des bâtiments étaient à usage résidentiel et, quand ils eurent déposé leurs bagages dans les chambres qui leur avaient été assignées, le chauffeur les conduisit jusqu’à une salle à manger, dans un bâtiment adjacent. Là, une demi-douzaine de serveurs plutôt âgés leur présentèrent un dîner très simple, composé d’un ragoût et d’une salade. Ensuite, ils furent libres de regagner leur résidence.

Ils se rassemblèrent dans le foyer, autour d’une cheminée. Il faisait assez chaud au-dehors et personne n’avait fait de feu dans la cheminée.

— Fort a cent douze ans, déclara un des orientateurs, qui s’appelait Sam. Et les traitements n’ont pas affecté son cerveau.

— Ça n’est jamais le cas, remarqua Max, autre orientateur.

Ils bavardèrent encore à propos de Fort durant un moment. Ils avaient tous entendu diverses choses à son sujet, car William Fort était une des célébrités de la médecine, le Pasteur de leur siècle, l’homme qui avait vaincu le cancer, ainsi que le proclamaient à tort les tabloïds. L’homme qui avait triomphé du froid ordinaire. Il avait fondé Praxis à vingt-quatre ans pour lancer sur le marché plusieurs innovations qui constituaient autant de percées antivirales. À vingt-sept ans, il était multimilliardaire. Par la suite, il avait donné une nouvelle dimension à Praxis, jusqu’à ce qu’elle devienne l’une des plus importantes transnationales. Quatre-vingts années de métastase continue, ainsi que le résuma Sam. Tout en mutant personnellement pour devenir une espèce d’hyper-Howard Hughes, à ce que l’on disait du moins, de plus en plus puissant, Fort, à l’image d’un trou noir[23] avait totalement disparu derrière l’horizon événementiel de son propre pouvoir.

— J’espère simplement que ça ne sera pas trop bizarre, commenta Max.

Les autres invités – Sally, Amy, Elizabeth et George – étaient plus optimistes. Mais tous appréhendaient la rencontre, ou l’absence de rencontre, et comme nul ne se présenta durant la soirée, ils se retirèrent dans leurs chambres avec une expression inquiète.

Art dormit aussi bien qu’à l’accoutumée. À l’aube, il fut réveillé par le ululement sourd d’un hibou. Le ruisseau gargouillait sous sa fenêtre. L’aube était grise et la brume de mer se mêlait au brouillard qui flottait sur les pins. Un tambourinement d’appel monta de quelque part.

Il s’habilla rapidement et sortit. Tout était humide. Sur des terrasses basses, il découvrit des rangées de laitues et des pommiers si sévèrement taillés qu’ils étaient réduits à l’état de buissons.

Quand Art atteignit le bas de la petite ferme, des couleurs commençaient à se dessiner au-dessus du lagon. Une pelouse se déployait sous un chêne ancien. Art s’en approcha, mû par une sorte d’instinct. Il palpa son écorce crevassée, blessée. Puis il entendit des voix. Des gens remontaient du lagon en suivant un sentier. Ils portaient des tenues de plongée noires et tenaient des planches de surf ou des deltaplanes. Il reconnut les personnes qui leur avaient servi le dîner, ainsi que le chauffeur du van. Qui lui fit un signe amical avant de poursuivre son chemin. Art continua jusqu’au lagon. Le bruissement des vagues se perdait dans l’air salé et les piaillements des oiseaux qui frôlaient les roseaux.

Au bout d’un moment, il remonta le sentier et se retrouva dans la salle à manger. Les serveurs qu’il avait croisés s’activaient en cuisine et faisaient sauter des crêpes. Quand Art et ses collègues eurent terminé leur petit déjeuner, le chauffeur les précéda jusqu’à une grande salle de réunion. Ils s’installèrent sur les canapés disposés en carré. De grandes fenêtres laissaient entrer la lumière perlée du matin. Le chauffeur s’installa entre deux canapés et leur dit :

— Je suis William Fort. Et je suis heureux de vous voir tous ici.

Si on l’examinait plus attentivement, on pouvait constater que c’était un homme étrange. Son visage était ridé par un siècle de soucis, mais il donnait dans l’ensemble une impression de détachement et de sérénité. Une sorte de chimpanzé, songea Art, qui aurait été élevé dans un labo avant d’étudier le Zen. Ou, plus simplement, un très vieux surfer, ou un roi du deltaplane, usé, chauve, le visage rond et le nez retroussé. Et il les considérait tous, l’un après l’autre. Sam et Max, qui l’avaient ignoré dans ses rôles de chauffeur et de cuisinier, n’avaient pas l’air vraiment à l’aise, mais il ne semblait pas en tenir compte.

— L’un des index qui permettent de mesurer la densité des humains et de leurs activités dans le monde, dit-il, c’est la distribution, au pourcentage du produit net, de photosynthèse au sol.

Sam et Max approuvèrent comme si c’était là une déclaration classique d’ouverture de réunion.

— Je peux prendre des notes ? demanda Art.

— Je vous en prie. (Fort leur désigna la table basse au milieu des canapés, qui était couverte de lutrins et de paperasses.) Je voudrais que nous jouions à certains jeux plus tard, ce qui explique ces lutrins et ces blocs, selon votre choix.

La plupart des invités étaient venus avec leurs lutrins et, un bref instant, le silence régna tandis qu’ils les sortaient. Fort se leva et se mit à parler, effectuant régulièrement un tour après quelques phrases.

— Aujourd’hui, nous utilisons quatre-vingts pour cent du produit net de la photosynthèse au sol. Il est probablement impossible d’atteindre les cent pour cent, et notre capacité de transport à longue distance a été estimée à trente pour cent. Nous sommes donc, comme certains disent, en dépassement massif. Nous avons liquidé notre capital naturel comme s’il constituait un revenu sacrifiable, et nous sommes au seuil de l’épuisement dans certains stocks essentiels, comme le pétrole, le bois, le sol, les métaux, l’eau, les poissons et les animaux. Ce qui rend une expansion économique continue difficile.

« Difficile ! » inscrivit Art. « Continue ? »

— Il faut continuer, ajouta Fort en décochant un regard perçant à Art, qui abritait discrètement son lutrin sous son bras. L’expansion continue est le principe fondamental de l’économie. Donc l’un des fondements de l’univers même. Car tout n’est qu’économie. La physique est de l’économie cosmique, la biologie est de l’économie cellulaire, les sciences humaines sont de l’économie sociale, la psychologie est de l’économie mentale, et ainsi de suite.

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22

Pratiquement la banlieue de San Francisco. (N.d.T.)

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23

Dans un trou noir, selon les théories actuelles, l’espace et le temps sont prisonniers. Et un individu placé à l’intérieur vivrait l’éternité en un instant, ou presque. (N.d.T.)