Sur ce, il se retira et ils furent laissés à eux-mêmes. Ils regagnèrent leurs chambres, puis, comme l’heure du dîner approchait, ils se rendirent à la salle à manger. Fort n’était pas visible, mais ils retrouvèrent plusieurs de ses associés qu’ils avaient rencontrés la veille au soir. Il y avait aussi un groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes, tout grands, dynamiques, éclatants de santé. Ils faisaient penser à un club de gymnastique ou de natation. Les jeunes femmes dominaient. Sam et Max haussaient les sourcils en un signal morse codé qui se lisait facilement : « Hé ! Hé ! » Mais les jeunes les ignorèrent, leur servirent le dîner et retournèrent à la cuisine. Art finit très vite son repas, tout en se demandant si Max et Sam avaient raison dans leurs suppositions. Il emporta lui-même son couvert à la cuisine et se mit à la plonge tout en demandant à l’une des jeunes femmes :
— Qu’est-ce qui vous a amenée ici ?
— Une sorte de programme scolaire. (Elle s’appelait Joyce.) Nous sommes tous en formation. Nous sommes entrés à Praxis l’an dernier et nous avons été sélectionnés pour venir suivre des cours.
— Est-ce que par hasard vous auriez travaillé sur l’économie de monde plein aujourd’hui ?
— Non. On a surtout joué au volley.
Il sortit en songeant qu’il aurait préféré faire partie de la sélection des jeunes. Il se demanda s’il existait un sauna dans la demeure, juste au-dessus de l’océan. Ça ne semblait pas impossible, après tout : l’eau de l’océan était froide, et si tout devait être considéré comme faisant partie de l’économie, ce genre d’installation était un investissement. Pour maintenir l’infrastructure humaine, en quelque sorte.
Ses collègues, quand il les retrouva, évoquaient la journée.
— Je déteste ce genre de truc, dit Sam.
— Oui, mais on est coincés, remarqua Max d’un air sombre. Ou on participe au culte ou on perd notre job.
Les autres n’étaient pas aussi pessimistes.
— Il se sent peut-être seul, c’est tout, suggéra Amy.
Sam et Max roulèrent des yeux en regardant en direction de la cuisine.
— Ou alors, il a toujours eu envie d’être prof, proposa Sally.
— Peut-être qu’il souhaite que la croissance de Praxis reste à dix pour cent par an, dit George. Monde plein ou pas.
Max et Sam hochèrent la tête et Elizabeth afficha une expression irritée.
— Peut-être aussi qu’il veut sauver le monde ! dit-elle.
— Exact, fit Sam, et Max et George ricanèrent.
— Peut-être que cette pièce est sur écoute, dit Art.
Ce qui interrompit la conversation comme la lame d’une guillotine.
Les jours qui suivirent ressemblèrent au premier. Ils se retrouvaient dans la salle de conférence et Fort tournait dans la pièce en parlant. Son discours était souvent cohérent, parfois non. Un certain matin, il passa trois heures à parler de féodalisme – en leur disant que c’était l’expression la plus claire de la dynamique de dominance primaire, qu’il n’avait jamais vraiment disparu et que le capitalisme des transnationales était un féodalisme affiché, que l’aristocratie mondiale devait trouver un moyen de subsumer la croissance capitaliste dans la forme ferme et stable du modèle féodal. Un autre matin, il leur parla d’une théorie calorique de valeur appelée éco-économie, développée apparemment par les premiers pionniers de Mars. Sam et Max roulèrent des yeux effarés, tandis que Fort enchaînait sur les équations de Taneev et Tokareva en griffonnant des symboles illisibles sur le tableau.
Mais cette routine ne dura pas : quelques jours plus tard, la houle se leva du sud et Fort annula leurs réunions pour se lancer dans le surf et (avec le même succès) dans le deltaplane aquatique avec une tenue munie d’ailes souples qui transformait les gestes en mouvements de vol. La plupart des jeunes lauréats le rejoignirent pour décrire de grandes boucles au-dessus des lames comme une bande de nouveaux Icares. Ils flottaient sur les coussins d’air des rouleaux exactement à la manière des pélicans qui avaient inventé ce sport.
Art sortit à son tour et se plaqua sur un body-board. Il découvrit que l’eau n’était pas aussi glacée qu’il l’avait redouté et qu’il n’aurait pas besoin d’une combinaison. Il réussit à se placer près de Joyce qui surfait vraiment, elle, et ils échangèrent quelques mots. Il apprit ainsi que les vieux cuisiniers qu’il avait rencontrés étaient d’excellents amis de Fort, des vétérans des premières années de l’ascension de Praxis. Les jeunes les avaient surnommés les Dix-Huit Immortels. Certains d’entre eux étaient installés dans le domaine, les autres n’étaient que de passage pour une espèce de réunion. Ils conféraient sur les problèmes courants, conseillaient les dirigeants actuels de Praxis, participaient à des cours et des séminaires, quand ils ne jouaient pas sur les vagues. Ceux qui ne se passionnaient pas pour l’océan travaillaient dans les jardins.
En retournant au domaine, Art les examina avec attention. Ils travaillaient tous avec la même lenteur tout en bavardant. Ils semblaient surtout s’occuper de récolter les pommes.
Le vent du sud diminua, et Fort retrouva son groupe. Il se trouva qu’un jour le sujet fut « Les Opportunités des affaires dans un monde plein ». Art commença alors à entrevoir pourquoi il avait été choisi avec ses six collègues : Amy et George travaillaient sur la contraception, Sam et Max dans le design industriel, Sally et Elizabeth dans la technologie agronomique, et lui-même était spécialiste en récupération de ressources. Ils travaillaient déjà tous dans des domaines intéressant le monde plein et, chaque après-midi, ils se montraient assez brillants dans les divers jeux qui consistaient à concevoir d’autres modèles.
Fort leur proposa ainsi un jeu où le problème du monde plein était résolu par le retour à un monde vide. Ils étaient censés provoquer la dispersion d’un vecteur de peste qui tuerait tous ceux qui n’avaient pas reçu le traitement gérontologique. Quels seraient les tenants et aboutissants d’une pareille action ?
Embarrassés, ils restèrent figés devant leurs lutrins. Elizabeth déclara qu’ils ne pouvaient se prêter à un jeu fondé sur une idée aussi monstrueuse.
— Elle l’est, approuva Fort. Mais ça ne rend pas pour autant ce projet impossible. J’ai entendu certaines choses, voyez-vous. Des conversations à différents niveaux. Au niveau du leadership des transnationales, par exemple, on discute. On argumente. On entend toutes sortes d’idées jetées le plus sérieusement du monde, y compris des idées comme celle que je vous propose. Tous le déplorent et on change de sujet. Mais il ne se trouve personne pour considérer que c’est techniquement infaisable. Et certains pensent même que ça résoudrait des problèmes qui, sans cela, resteront sans solution.
Le groupe réfléchit avec réticence à ce concept. Art suggéra que les travailleurs agricoles deviendraient rares.
Fort observait l’océan.
— C’est bien le problème fondamental en cas d’effondrement de la population, dit-il d’un air songeur. Dès que l’on commence, il est difficile de fixer en toute confiance le point précis où ça s’arrêtera. Allons-y.
Et ils le suivirent, plutôt soumis. Ils jouèrent au jeu de la Réduction de population et, étant donné l’alternative qui avait été évoquée, ils s’y donnèrent avec une certaine intensité. Chacun d’eux, tour à tour, devint Empereur du Monde, ainsi que Fort le définit, et exposa son plan dans le détail.