Chaque après-midi, les enfants étaient libres dans leurs activités, et il leur arrivait parfois de rester avec leur professeur du jour mais, la plupart du temps, ils jouaient dans le village, couraient sur la plage. Le village était niché dans un essaim de collines basses, entre le lac et l’entrée du tunnel. Ils escaladaient les escaliers en spirale des grandes maisons de bambou, et jouaient à cache-cache dans les pièces en étage et les passerelles suspendues. Les dortoirs de bambou formaient un croissant qui cernait une grande partie du village. Les cannes étaient hautes de cinq ou sept segments, chacun abritant une chambre dont les dimensions se réduisaient avec la hauteur. Les enfants avaient chacun leur chambre dans les hauteurs – des cylindres verticaux dans lesquels on avait aménagé des fenêtres, de trois ou quatre mètres de large, pareils aux tourelles des châteaux que l’on décrivait dans les histoires. Les adultes habitaient plus bas, dans les segments médians, la plupart seuls, mais quelquefois en couple. Et les salles de séjour se trouvaient tout en bas. En se penchant par la fenêtre, ils découvraient les toits du village, agglomérés dans le cercle de collines, de bambous et de serres comme les moules dans les hauts-fonds du lac.
Sous le dôme, il faisait froid sans discontinuer, mais la lumière changeait perpétuellement. En été, le dôme était toujours blanc-bleu, et des plumets d’air plus clair marquaient les puits de lumière. En hiver, il était sombre, balisé de rampes lumineuses : il ressemblait à l’intérieur de la coque d’une moule. Mais au printemps et en automne, la lumière déclinait dans l’après-midi jusqu’à évoquer un crépuscule gris et fantomatique, et les couleurs se transformaient en une gamme de gris innombrables, et les feuillages des bambous et les aiguilles des pins étaient comme autant de touches de pinceau sur le blanc affadi de l’estampe du dôme. Alors, les serres brillaient comme des maisons de fées sur les collines, et les enfants revenaient en piaillant et en se battant comme des mouettes pour se précipiter vers les bains. Là, dans la grande bâtisse qui jouxtait la cuisine, ils se déshabillaient en hâte et se plongeaient dans la vapeur du grand bassin, glissant sur les dalles du fond jusqu’à ce que la chaleur leur monte à la tête, tandis qu’ils aspergeaient les anciens, avec leurs vieilles faces de tortues et leurs corps ratatinés.
Ils restaient là une heure, avant de se rhabiller et de se regrouper dans la cuisine, les joues roses et encore moites. Ils faisaient la queue pour remplir leurs assiettes, puis ils allaient s’installer devant les longues tables, au milieu des adultes. À Zygote, on comptait cent vingt-quatre résidents permanents, mais il y avait toujours environ deux cents personnes, quel que soit le moment. Quand ils étaient tous assis, ils prenaient les grandes carafes pour se servir de l’eau et attaquaient les plats chauds : des pommes de terre sautées, des tortillas, des pâtes, du pain, du taboulé, cent sortes de légumes et, quelquefois, du poulet ou du poisson. Après le repas, les adultes parlaient de leurs récoltes ou de leurs Rickovers, dont ils étaient toujours fiers, ou bien de la Terre – pendant que les gamins débarrassaient les tables avant de faire de la musique, de jouer, et de commencer le très lent processus conduisant au sommeil.
Un soir, peu avant le dîner, un groupe de vingt-deux personnes arriva du bord de la calotte polaire. Leur petit dôme avait perdu son écosystème à cause de ce qu’Hiroko appelait un « déséquilibre complexe en spirale », et ils étaient tombés à court de réserves. Ils avaient besoin d’un refuge.
Hiroko les installa dans trois des nouvelles maisons de bambou récemment arrivées à maturité. Ils grimpèrent les escaliers en spirale taillés dans les épaisses cannes, avec des exclamations admiratives devant les découpes des portes et des fenêtres. Hiroko les assigna à la finition des dernières chambres et à la construction d’une autre serre, à la lisière du village. Il était clair pour tous que Zygote ne produisait plus autant d’aliments qu’ils en avaient besoin désormais. Les enfants mangeaient avec modération, imitant les adultes.
— On aurait dû appeler ce village Gamète, déclara Coyote avec un rire âpre quand il revint.
Elle balaya d’un geste sa critique. Mais elle se faisait sans doute du souci, ce qui expliquait son attitude plus lointaine. Elle travaillait toute la journée dans les serres et, souvent, elle ne donnait plus ses cours. Et même alors, les enfants passaient leur temps à la suivre partout, à travailler avec elle, à récolter, à retourner le compost ou à faucher.
Un après-midi, alors qu’ils suivaient la plage, Dao lança :
— Elle se fiche de nous ! (Il avait pris un ton coléreux en s’adressant à Nirgal.) Elle n’est pas vraiment notre mère.
Il les entraîna vers les labos en empruntant le tunnel sous la colline de la serre. Il montra un cercle de gros réservoirs en magnésium qui ressemblaient à des réfrigérateurs.
— Nos mères, les voilà. C’est là-dedans que nous avons poussé. Kasei me l’a dit, j’ai demandé à Hiroko, et c’est vrai. On est des ectogènes. On n’est pas nés, on a été décantés. (Il promena un regard triomphant sur son petit groupe figé dans une fascination apeurée, puis cogna Nirgal en pleine poitrine, l’envoyant de l’autre côté du labo, avant de repartir en jurant.) Nous n’avons pas de parents !
Les nouveaux visiteurs, maintenant, constituaient un fardeau. Mais pourtant, à leur arrivée, tout le monde était excité, et nombreux étaient ceux qui passaient une nuit blanche après la première soirée, à bavarder et à glaner tous les échos des autres refuges. Dans la région du pôle Sud, ceux-ci constituaient un véritable réseau : Nirgal, dans son lutrin, avait une carte marquée de trente-quatre points rouges. Nadia et Hiroko supposaient qu’il y en avait plus encore, dans d’autres réseaux, plus au nord, ou encore totalement isolés. Mais on ne pouvait en être certain, puisque le silence radio régnait. Les nouvelles des autres étaient ce qui importait le plus – le cadeau le plus précieux que pouvaient leur faire les visiteurs, même s’ils arrivaient chargés d’autres cadeaux, ce qui était souvent le cas, distribuant ce qu’ils avaient réussi à produire et qui pouvait être utile à leurs hôtes du moment.
Nirgal n’en finissait pas d’écouter durant ces longues nuits animées, assis entre les tables, ou bien rôdant un peu partout en remplissant les tasses de thé. Il sentait avec acuité qu’il ne comprenait rien aux règles du monde. Il n’avait aucune explication au comportement de ces gens. Bien sûr, il saisissait le fait essentiel : il existait deux camps lancés dans un combat pour avoir le contrôle de Mars – et Zygote était le village leader du camp qui avait raison – et l’aréophanie finirait par triompher. Mais il éprouvait un sentiment terrible à l’idée d’être inclus dans cette lutte, d’être un élément crucial de l’histoire. Quand il se couchait, souvent, il ne trouvait pas le sommeil. Jusqu’à l’aube, des visions lui traversaient l’esprit à l’idée qu’il allait avoir un rôle à jouer dans ce vaste drame, ce qui stupéfiait Jackie et tous les autres.
Quelquefois, dans son désir d’en savoir plus, il épiait, il écoutait. Il avait trouvé un truc : il s’allongeait sur un sofa, dans un coin, en regardant un lutrin, l’air dolent, ou bien il faisait semblant de lire. La plupart du temps, les gens oubliaient qu’il pouvait les entendre et parfois ils parlaient même des enfants de Zygote – surtout quand il guettait furtivement dans le couloir.
— Est-ce que vous avez remarqué qu’ils sont gauchers pour la Plupart ?
— Hiroko leur a pincé les gènes, j’en suis sûr.
— Elle prétend que non.
— Ils sont presque déjà tous aussi grands que moi.