La nuit qui suivit, il demeura avec les adultes, une fois encore. Il éprouvait un sentiment bizarre d’épuisement. Vlad et Ursula étaient assis près de lui. Ils lui dirent que l’on allait traiter Simon par implant de moelle osseuse, et que lui et Nirgal avaient le même type sanguin, très rare. Que Peter et Ann n’avaient pas, non plus que les frères, sœurs, demi-frères ou demi-sœurs de Nirgal. C’était son père qui le lui avait transmis, mais même lui ne le possédait pas exactement. Il n’y avait que Simon et Nirgal à se partager ce type sanguin, dans tous les refuges. La population des refuges se montait à cinq mille personnes, et la fréquence du type sanguin de Simon et Nirgal était de un pour un million. Ils lui demandèrent s’il accepterait de donner un peu de sa moelle épinière.
Hiroko était là et l’observait. Elle se trouvait rarement au village le soir, et il n’eut pas besoin de la regarder pour savoir ce qu’elle pensait. Ils étaient faits pour donner, lui avait-elle toujours dit, et ce serait le don ultime. Un acte de pure viriditas.
— Bien sûr, fit-il, heureux de l’occasion.
L’hôpital était proche des bains et de l’école. Il était plus petit que l’école, avec seulement cinq lits. On y étendit Simon et Nirgal, l’un à côté de l’autre.
Simon lui sourit. Il n’avait pas l’air malade, mais seulement vieux. Tout comme les autres anciens, à vrai dire. Il n’avait que très rarement parlé et là, dans l’instant, il lui dit seulement :
— Merci, Nirgal.
Nirgal hocha la tête. Et, à sa surprise, Simon ajouta :
— Je te suis reconnaissant de faire ça pour moi. L’extraction va te faire souffrir pendant une semaine ou deux, tu sais, profondément. C’est quelque chose, de faire ça pour n’importe qui.
— Pas s’il en a vraiment besoin.
— Oui, mais c’est comme un cadeau que j’essaierai de te retourner, bien sûr.
Vlad et Ursula firent une injection anesthésiante dans le bras de Nirgal.
— Ce n’est pas vraiment nécessaire de pratiquer les deux opérations maintenant, mais nous avons pensé que c’était une bonne idée que vous soyez ensemble. Si vous devenez copains, ça ne pourra qu’aider à la guérison.
Et c’est comme ça qu’ils devinrent copains. Après l’école, Nirgal se rendait à l’hôpital, Simon sortait lentement et, ensemble, ils marchaient dans les dunes jusqu’au bord du lac. Ils regardaient les vagues qui plissaient la surface blanche, puis s’enflaient avant de venir se répandre sur la grève. Simon était le moins disert de tous les gens que Nirgal avait fréquentés. C’était un peu comme dans les moments de silence avec les groupes d’Hiroko, à cette seule différence qu’avec Simon ça n’avait pas de fin. Au début, cela l’avait mis très mal à l’aise. Mais, après quelque temps, il avait découvert que ça lui laissait le temps d’observer les choses : les mouettes qui tournoyaient sous le dôme, les bulles des crabes de sable, les cercles qui marquaient chacune des touffes d’herbe des dunes. Peter était maintenant plus souvent présent à Zygote, et il les accompagnait de temps en temps. Ann, quand elle s’arrêtait à Zygote, au gré de ses perpétuels voyages, venait les retrouver. Peter et Nirgal jouaient à chat perché dans les dunes, tandis que Simon et Ann suivaient la plage, bras dessus, bras dessous.
Mais Simon s’affaiblissait. Et il était difficile de ne pas s’apercevoir que son moral chutait en parallèle. Nirgal n’avait jamais été malade, et la seule idée de maladie le dégoûtait. Ça n’arrivait qu’aux très vieux. Et même alors, ils étaient censés être sauvés par leur traitement gériatrique, qu’ils suivaient tous, pour ne jamais mourir.[9] Seules les plantes mouraient. Et les animaux. Mais les gens étaient des animaux. Qui avaient inventé le traitement. Certaines nuits, tourmenté par le problème, Nirgal lisait sur son lutrin tout ce qu’il avait pu trouver à propos de la leucémie, même si c’était aussi long qu’un livre entier. Le cancer du sang. Les globules blancs proliféraient à partir de la moelle osseuse et envahissaient tout le système circulatoire en s’attaquant aux éléments sains. Pour détruire les leucocytes, Simon était traité par voie chimique et par irradiation. On lui injectait également des pseudo-virus chargés de tuer les globules blancs. Et on tentait de remplacer sa moelle malade par celle de Nirgal. Il avait aussi subi trois fois le traitement gériatrique. Nirgal avait tout lu à ce sujet. C’était une question de scanning de désaccouplement génomique : il fallait trouver les chromosomes brisés et les réparer afin que l’erreur de division cellulaire ne se répète pas. Mais il était difficile de pénétrer un os avec le dispositif de cellules autoréparatrices et, apparemment, dans le cas de Simon, de petites poches de cellules cancéreuses étaient restées hors d’atteinte à chaque tentative. Les enfants avaient de meilleures chances de guérison que les adultes, disait l’article sur la leucémie. Mais avec les traitements gériatriques et la transplantation de moelle, Simon allait sûrement se rétablir. Ça n’était qu’une question de temps et de don. À terme, les traitements aboutissaient tous.
— Nous avons besoin d’un bioréacteur, déclara Ursula à Vlad.
Ils étaient en train d’en fabriquer un à partir d’un des réservoirs d’ectogénèse dans lequel ils avaient mis en place des collagènes spongieux d’origine animale qui avaient reçu des cellules de la moelle osseuse de Nirgal. Ils espéraient générer ainsi un système de lymphocytes, de macrophages et de granulocytes. Mais le système circulatoire fonctionnait mal, ou bien était-ce la matrice qui était en cause : ils n’en étaient pas sûrs. Et Nirgal demeurait leur bioréacteur vivant.
À chaque matinée où il était chargé de cours, Sax leur enseignait la chimie du sol, et il les emmenait souvent dans les labos pour travailler sur le terrain. Ils introduisaient des biomasses dans le sable avant de le charger dans des brouettes qu’ils poussaient des serres à la plage. C’était amusant, mais Nirgal n’en profitait guère : tout se passait comme s’il dormait. Il surprenait souvent Simon au bord du lac, s’efforçant à une promenade, et alors il oubliait complètement ce que la classe était venue faire là.
En dépit des traitements, la démarche de Simon était lente et raide. En fait, il se voûtait et l’écart de ses pas se réduisait. Nirgal le rejoignit une fois et s’assit auprès de lui sur la dernière dune avant la plage. Les chevaliers des sables fonçaient vers la grève et remontaient dans un sillage blanc de dentelle d’eau. Simon pointa l’index vers les moutons noirs qui paissaient entre les dunes. Son bras évoquait une canne de bambou. Les moutons aspergeaient l’herbe de leur haleine givrée.
Ce que dit alors Simon, Nirgal ne put le comprendre. Il avait les lèvres roidies, désormais, et il avait grand mal à prononcer certains mots. C’était sans doute pour cela qu’il était encore plus taciturne que d’habitude. Il essaya encore, répéta plusieurs fois les mêmes phrases, mais, malgré ses efforts, Nirgal ne parvenait pas à le comprendre. Finalement, Simon abandonna, haussa les épaules, et ils se regardèrent, muets et impuissants.