Elle demeura quelques moments immobile ; puis, relevant la tête :
« Vous me chatouillez, finissez. »
Mais il ne s’en allait point, promenant doucement, en une caresse énervante et prolongée, sa moustache frisée sur la chair blanche.
Elle se secoua :
« Finissez donc. »
Il avait saisi la tête de sa main droite glissée derrière elle, et il la tournait vers lui. Puis il se jeta sur sa bouche comme un épervier sur une proie.
Elle se débattait, le repoussait, tâchait de se dégager. Elle y parvint enfin, et répéta :
« Mais finissez donc. »
Il ne l’écoutait, plus, l’étreignant, la baisant d’une lèvre avide et frémissante, essayant de la renverser sur les coussins du wagon.
Elle se dégagea d’un grand effort, et, se levant avec vivacité :
« Oh ! Voyons, Georges, finissez. Nous ne sommes pourtant plus des enfants, nous pouvons bien attendre Rouen. »
Il demeurait assis, très rouge, et glacé par ces mots raisonnables ; puis, ayant repris quelque sang-froid :
« Soit, j’attendrai, dit-il avec gaieté, mais je ne suis plus fichu de prononcer vingt paroles jusqu’à l’arrivée. Et songez que nous traversons Poissy.
— C’est moi qui parlerai », dit-elle.
Elle se rassit doucement auprès de lui.
Et elle parla, avec précision, de ce qu’ils feraient à leur retour. Ils devaient conserver l’appartement qu’elle habitait avec son premier mari, et Duroy héritait aussi des fonctions et du traitement de Forestier à La Vie Française.
Avant leur union, du reste, elle avait réglé, avec une sûreté d’homme d’affaires, tous les détails financiers du ménage.
Ils s’étaient associés sous le régime de la séparation de biens, et tous les cas étaient prévus qui pouvaient survenir : mort, divorce, naissance d’un ou de plusieurs enfants. Le jeune homme apportait quatre mille francs, disait-il, mais, sur cette somme, il en avait emprunté quinze cents. Le reste provenait d’économies faites dans l’année, en prévision de l’événement. La jeune femme apportait quarante mille francs que lui avait laissés Forestier, disait-elle.
Elle revint à lui, citant son exemple :
« C’était un garçon très économe, très rangé, très travailleur. Il aurait fait fortune en peu de temps. »
Duroy n’écoutait plus, tout occupé d’autres pensées.
Elle s’arrêtait parfois pour suivre une idée intime, puis reprenait :
« D’ici à trois ou quatre ans, vous pouvez fort bien gagner de trente à quarante mille francs par an. C’est ce qu’aurait eu Charles, s’il avait vécu. »
Georges, qui commençait à trouver longue la leçon, répondit :
« Il me semblait que nous n’allions pas à Rouen pour parler de lui. »
Elle lui donna une petite tape sur la joue :
« C’est vrai, j’ai tort. »
Elle riait.
Il affectait de tenir ses mains sur ses genoux, comme les petits garçons bien sages.
« Vous avez l’air niais, comme ça », dit-elle.
Il répliqua :
« C’est mon rôle, auquel vous m’avez d’ailleurs rappelé tout à l’heure, et je n’en sortirai plus.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est vous qui prenez la direction de la maison, et même celle de ma personne. Cela vous regarde, en effet, comme veuve ! »
Elle fut étonnée :
« Que voulez-vous dire au juste ?
— Que vous avez une expérience qui doit dissiper mon ignorance, et une pratique du mariage qui doit dégourdir mon innocence de célibataire, voilà, na ! »
Elle s’écria :
« C’est trop fort ! »
Il répondit :
« C’est comme ça. Je ne connais pas les femmes, moi, — na, — et vous connaissez les hommes, vous, puisque vous êtes veuve, — na, — c’est vous qui allez faire mon éducation… ce soir, — na, — et vous pouvez même commencer tout de suite, si vous voulez, — na. »
Elle s’écria, très égayée :
« Oh ! Par exemple, si vous comptez sur moi pour ça !.. »
Il prononça, avec une voix de collégien qui bredouille sa leçon :
« Mais oui, — na, — j’y compte. Je compte même que vous me donnerez une instruction solide… en vingt leçons… dix pour les éléments… la lecture et la grammaire… dix pour les perfectionnements et la rhétorique… Je ne sais rien, moi — na. »
Elle s’écria, s’amusant beaucoup :
« T’es bête. »
Il reprit :
« Puisque tu commences par me tutoyer, j’imiterai aussitôt cet exemple, et je te dirai, mon amour, que je t’adore de plus en plus, de seconde en seconde, et que je trouve Rouen bien loin ! »
Il parlait maintenant avec des intonations d’acteur, avec un jeu plaisant de figure qui divertissaient la jeune femme habituée aux manières et aux joyeusetés de la grande bohème des hommes de lettres.
Elle le regardait de côté, le trouvant vraiment charmant, éprouvant l’envie qu’on a de croquer un fruit sur l’arbre, et l’hésitation du raisonnement qui conseille d’attendre le dîner pour le manger à son heure.
Alors elle dit, devenant un peu rouge aux pensées qui l’assaillaient :
« Mon petit élève, croyez mon expérience, ma grande expérience. Les baisers en wagon ne valent rien. Ils tournent sur l’estomac. »
Puis elle rougit davantage encore, en murmurant :
« Il ne faut jamais couper son blé en herbe. »
Il ricanait, excité par les sous-entendus qu’il sentait glisser dans cette jolie bouche ; et il fit le signe de la croix avec un marmottement des lèvres, comme s’il eût murmuré une prière, puis il déclara :
« Je viens de me mettre sous la protection de saint Antoine, patron des Tentations. Maintenant, je suis de bronze. »
La nuit venait doucement, enveloppant d’ombre transparente, comme d’un crêpe léger, la grande campagne qui s’étendait à droite. Le train longeait la Seine, et les jeunes gens se mirent à regarder dans le fleuve, déroulé comme un large ruban de métal poli à côté de la voie, des reflets rouges, des taches tombées du ciel que le soleil en s’en allant avait frotté de pourpre et de feu. Ces lueurs s’éteignaient peu à peu, devenaient foncées, s’assombrissant tristement. Et la campagne se noyait dans le noir, avec ce frisson sinistre, ce frisson de mort que chaque crépuscule fait passer sur la terre.
Cette mélancolie du soir entrant par la portière ouverte pénétrait les âmes, si gaies tout à l’heure, des deux époux devenus silencieux.
Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre pour regarder cette agonie du jour, de ce beau jour clair de mai.
À Mantes, on avait allumé le petit quinquet à l’huile qui répandait sur le drap gris des capitons sa clarté jaune et tremblotante.
Duroy enlaça la taille de sa femme et la serra contre lui. Son désir aigu de tout à l’heure devenait de la tendresse, une tendresse alanguie, une envie molle de menues caresses consolantes, de ces caresses dont on berce les enfants.
Il murmura, tout bas :
« Je t’aimerai bien, ma petite Made. »
La douceur de cette voix émut la jeune femme, lui fit passer sur la chair un frémissement rapide, et elle offrit sa bouche, en se penchant vers lui, car il avait posé sa joue sur le tiède appui des seins.
Ce fut un très long baiser, muet et profond, puis un sursaut, une brusque et folle étreinte, une courte lutte essoufflée, un accouplement violent et maladroit. Puis ils restèrent aux bras l’un de l’autre, un peu déçus tous deux, las et tendres encore, jusqu’à ce que le sifflet du train annonçât une gare prochaine.
Elle déclara, en tapotant du bout des doigts les cheveux ébouriffés de ses tempes :