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Puis ils remontèrent à la nuit tombante.

Le repas du soir, à la lueur d’une chandelle, fut plus pénible encore pour Madeleine que celui du matin. Le père Duroy, qui avait une demi-soûlerie, ne parlait plus. La mère gardait sa mine revêche.

La pauvre lumière jetait sur les murs gris les ombres des têtes avec des nez énormes et des gestes démesurés. On voyait parfois une main géante lever une fourchette pareille à une fourche vers une bouche qui s’ouvrait comme une gueule de monstre, quand quelqu’un, se tournant un peu, présentait son profil à la flamme jaune et tremblotante.

Dès que le dîner fut achevé, Madeleine entraîna son mari dehors pour ne point demeurer dans cette salle sombre où flottait toujours une odeur âcre de vieilles pipes et de boissons répandues.

Quand ils furent sortis :

« Tu t’ennuies déjà », dit-il.

Elle voulut protester. Il l’arrêta :

« Non. Je l’ai bien vu. Si tu le désires, nous partirons demain. »

Elle murmura :

« Oui. Je veux bien. »

Ils allaient devant eux doucement. C’était une nuit tiède dont l’ombre caressante et profonde semblait pleine de bruits légers, de frôlements, de souffles. Ils étaient entrés dans une allée étroite, sous des arbres très hauts, entre deux taillis d’un noir impénétrable.

Elle demanda :

« Où sommes-nous ? »

Il répondit :

« Dans la forêt.

— Elle est grande ?

— Très grande, une des plus grandes de la France. »

Une senteur de terre, d’arbres, de mousse, ce parfum frais et vieux des bois touffus, fait de la sève des bourgeons et de l’herbe morte et moisie des fourrés, semblait dormir dans cette allée. En levant la tête, Madeleine apercevait des étoiles entre les sommets des arbres, et bien qu’aucune brise ne remuât les branches, elle sentait autour d’elle la vague palpitation de cet océan de feuilles.

Un frisson singulier lui passa dans l’âme et lui courut sur la peau ; une angoisse confuse lui serra le cœur. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas. Mais il lui semblait qu’elle était perdue, noyée, entourée de périls, abandonnée de tous, seule, seule au monde, sous cette voûte vivante qui frémissait là-haut.

Elle murmura :

« J’ai un peu peur. Je voudrais retourner.

— Eh bien, revenons.

— Et… nous repartirons pour Paris demain ?

— Oui, demain.

— Demain matin ?

— Demain matin, si tu veux. »

Ils rentrèrent. Les vieux étaient couchés. Elle dormit mal, réveillée sans cesse par tous les bruits nouveaux pour elle de la campagne, les cris des chouettes, le grognement d’un porc enfermé dans une hutte contre le mur, et le chant d’un coq qui claironna dès minuit.

Elle fut levée et prête à partir aux premières lueurs de l’aurore.

Quand Georges annonça aux parents qu’il allait s’en retourner, ils demeurèrent saisis tous deux, puis ils comprirent d’où venait cette volonté.

Le père demanda simplement :

« J ‘te r’verrons-ti bientôt ?

— Mais oui. Dans le courant de l’été.

— Allons, tant mieux. »

La vieille grogna :

« J’ te souhaite de n’ point regretter c’que t’as fait. »

Il leur laissa deux cents francs en cadeau, pour calmer leur mécontentement ; et le fiacre, qu’un gamin était allé chercher, ayant paru vers dix heures, les nouveaux époux embrassèrent les vieux paysans et repartirent.

Comme ils descendaient la côte, Duroy se mit à rire :

« Voilà, dit-il, je t’avais prévenue. Je n’aurais pas dû te faire connaître M. et Mme du Roy de Cantel, père et mère. »

Elle se mit à rire aussi, et répliqua :

« Je suis enchantée maintenant. Ce sont de braves gens que je commence à aimer beaucoup. Je leur enverrai des gâteries de Paris. »

Puis elle murmura :

« Du Roy de Cantel… Tu verras que personne ne s’étonnera de nos lettres de faire-part. Nous raconterons que nous avons passé huit jours dans la propriété de tes parents. »

Et, se rapprochant de lui, elle effleura d’un baiser le bout de sa moustache : « Bonjour, Geo ! »

Il répondit : « Bonjour, Made », en passant une main derrière sa taille.

On apercevait au loin, dans le fond de la vallée, le grand fleuve déroulé comme un ruban d’argent sous le soleil du matin, et toutes les cheminées des usines qui soufflaient dans le ciel leurs nuages de charbon, et tous les clochers pointus dressés sur la vieille cité.

II

Les Du Roy étaient rentrés à Paris depuis deux jours et le journaliste avait repris son ancienne besogne en attendant qu’il quittât le service des échos pour s’emparer définitivement des fonctions de Forestier et se consacrer tout à fait à la politique.

Il remontait chez lui, ce soir-là, au logis de son prédécesseur, le cœur joyeux, pour dîner, avec le désir éveillé d’embrasser tout à l’heure sa femme dont il subissait vivement le charme physique et l’insensible domination. En passant devant un fleuriste, au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, il eut l’idée d’acheter un bouquet pour Madeleine et il prit une grosse botte de roses à peine ouvertes, un paquet de boutons parfumés.

À chaque étage de son nouvel escalier il se regardait complaisamment dans cette glace dont la vue lui rappelait sans cesse sa première entrée dans la maison.

Il sonna, ayant oublié sa clef, et le même domestique, qu’il avait gardé aussi sur le conseil de sa femme, vint ouvrir.

Georges demanda :

« Madame est rentrée ?

— Oui, Monsieur. »

Mais en traversant la salle à manger il demeura fort surpris d’apercevoir trois couverts ; et, la portière du salon étant soulevée, il vit Madeleine qui disposait dans un vase de la cheminée une botte de roses toute pareille à la sienne. Il fut contrarié, mécontent, comme si on lui eût volé son idée, son attention et tout le plaisir qu’il en attendait.

Il demanda en entrant :

« Tu as donc invité quelqu’un ? »

Elle répondit sans se retourner, en continuant à arranger ses fleurs : « Oui et non. C’est mon vieil ami le comte de Vaudrec qui a l’habitude de dîner ici tous les lundis, et qui vient comme autrefois. »

Georges murmura :

« Ah ! Très bien. »

Il restait debout derrière elle, son bouquet à la main, avec une envie de le cacher, de le jeter. Il dit cependant :

« Tiens, je t’ai apporté des roses ! »

Elle se retourna brusquement, toute souriante, criant :

« Ah ! Que tu es gentil d’avoir pensé à ça. »

Et elle lui tendit ses bras et ses lèvres avec un élan de plaisir si vrai qu’il se sentit consolé.

Elle prit les fleurs, les respira, et, avec une vivacité d’enfant ravie, les plaça dans le vase resté vide en face du premier. Puis elle murmura en regardant l’effet :

« Que je suis contente ! Voilà ma cheminée garnie maintenant. »

Elle ajouta, presque aussitôt, d’un air convaincu :

« Tu sais, il est charmant, Vaudrec, tu seras tout de suite intime avec lui. »

Un coup de timbre annonça le comte. Il entra, tranquille, très à l’aise, comme chez lui. Après avoir baisé galamment les doigts de la jeune femme il se tourna vers le mari et lui tendit la main avec cordialité en demandant :

« Ça va bien, mon cher Du Roy ? »

Il n’avait plus son air roide, son air gourmé de jadis, mais un air affable, révélant bien que la situation n’était plus la même. Le journaliste, surpris, tâcha de se montrer gentil pour répondre à ces avances. On eût cru, après cinq minutes, qu’ils se connaissaient et s’adoraient depuis dix ans.