Le curé, entre les deux enfants de chœur, s’en vint à l’un des bouts de l’embarcation, tandis qu’à l’autre, les trois vieux chantres, crasseux dans leur blanche vêture, le menton poileux, l’air grave, l’œil sur le livre de plain-chant, détonnaient à pleine gueule dans la claire matinée.
Chaque fois qu’ils reprenaient haleine, le serpent tout seul continuait son mugissement ; et, dans l’enflure de ses joues pleines de vent, ses petits yeux gris disparaissaient. La peau du front même, et celle du cou, semblaient décollées de la chair tant il se gonflait en soufflant.
La mer, immobile et transparente, semblait assister, recueillie, au baptême de sa nacelle, roulant à peine, avec un tout petit bruit de râteau grattant le galet, des vaguettes hautes comme le doigt. Et les grandes mouettes blanches aux ailes déployées passaient en décrivant des courbes dans le ciel bleu, s’éloignaient, revenaient d’un vol arrondi au-dessus de la foule agenouillée, comme pour voir aussi ce qu’on faisait là.
Mais le chant s’arrêta après un amen hurlé cinq minutes ; et le prêtre, d’une voix empâtée, gloussa quelques mots latins dont on ne distinguait que les terminaisons sonores.
Il fit ensuite le tour de la barque en l’aspergeant d’eau bénite, puis il commença à murmurer des oremus en se tenant à présent le long d’un bordage en face du parrain et de la marraine qui demeuraient immobiles, la main dans la main.
Le jeune homme gardait sa figure grave de beau garçon, mais la jeune fille, étranglée par une émotion soudaine, défaillante, se mit à trembler tellement, que ses dents s’entrechoquaient. Le rêve qui la hantait depuis quelque temps venait de prendre tout à coup, dans une espèce d’hallucination, l’apparence d’une réalité. On avait parlé de noce, un prêtre était là, bénissant, des hommes en surplis psalmodiaient des prières ; n’était-ce pas elle qu’on mariait ?
Eut-elle dans les doigts une secousse nerveuse, l’obsession de son cœur avait-elle couru le long de ses veines jusqu’au cœur de son voisin ? Comprit-il, devina-t-il, fut-il, comme elle, envahi par une sorte d’ivresse d’amour ? Ou bien, savait-il seulement, par expérience, qu’aucune femme ne lui résistait ? Elle s’aperçut soudain qu’il pressait sa main, doucement d’abord, puis plus fort, plus fort, à la briser. Et, sans que sa figure remuât, sans que personne s’en aperçût, il dit, oui certes, il dit très distinctement : « Oh ! Jeanne, si vous vouliez, ce seraient nos fiançailles. »
Elle baissa la tête d’un mouvement très lent qui peut-être voulait dire « oui ». Et le prêtre qui jetait encore de l’eau bénite leur en envoya quelques gouttes sur les doigts.
C’était fini. Les femmes se relevaient. Le retour fut une débandade. La croix, entre les mains de l’enfant de chœur, avait perdu sa dignité ; elle filait vite, oscillant de droite à gauche, ou bien penchée en avant, prête à tomber sur le nez. Le curé, qui ne priait plus, galopait derrière ; les chantres et le serpent avaient disparu par une ruelle pour être plus tôt déshabillés, et les matelots, par groupes, se hâtaient. Une même pensée, qui mettait en leur tête comme une odeur de cuisine, allongeait les jambes, mouillait les bouches de salive, descendait jusqu’au fond des ventres où elle faisait chanter les boyaux.
Un bon déjeuner les attendait aux Peuples.
La grande table était mise dans la cour sous les pommiers. Soixante personnes y prirent place : marins et paysans. La baronne, au centre, avait à ses côtés les deux curés, celui d’Yport et celui des Peuples. Le baron, en face, était flanqué du maire et de sa femme, maigre campagnarde déjà vieille, qui adressait de tous les côtés une multitude de petits saluts. Elle avait une figure étroite serrée dans son grand bonnet normand, une vraie tête de poule à huppe blanche, avec un œil tout rond et toujours étonné ; et elle mangeait par petits coups rapides comme si elle eût picoté son assiette avec son nez.
Jeanne, à côté du parrain, voyageait dans le bonheur. Elle ne voyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la tête brouillée de joie.
Elle lui demanda : « Quel est donc votre petit nom ? »
Il dit : « Julien. Vous ne saviez pas ? »
Mais elle ne répondit point, pensant : « Comme je le répéterai souvent, ce nom-là ! »
Quand le repas fut fini, on laissa la cour aux matelots et on passa de l’autre côté du château. La baronne se mit à faire son exercice, appuyée sur le baron, escortée de ses deux prêtres. Jeanne et Julien allèrent jusqu’au bosquet, entrèrent dans les petits chemins touffus ; et tout à coup il lui saisit les mains : « Dites, voulez-vous être ma femme ? »
Elle baissa encore la tête ; et comme il balbutiait : « Répondez, je vous en supplie ! » elle releva ses yeux vers lui, tout doucement ; et il lut la réponse dans son regard.
IV
Le baron, un matin, entra dans la chambre de Jeanne avant qu’elle fût levée, et s’asseyant sur les pieds du lit : « M. le vicomte de Lamare nous a demandé ta main. »
Elle eut envie de cacher sa figure sous les draps.
Son père reprit : « Nous avons remis notre réponse à tantôt. » Elle haletait, étranglée par l’émotion. Au bout d’une minute le baron, qui souriait, ajouta : « Nous n’avons rien voulu faire sans t’en parler. Ta mère et moi ne sommes pas opposés à ce mariage, sans prétendre cependant t’y engager. Tu es beaucoup plus riche que lui, mais, quand il s’agit du bonheur d’une vie, on ne doit pas se préoccuper de l’argent. Il n’a plus aucun parent ; si tu l’épousais donc ce serait un fils qui entrerait dans notre famille, tandis qu’avec un autre, c’est toi, notre fille, qui irait chez des étrangers. Le garçon nous plaît. Te plairait-il… à toi ? »
Elle balbutia, rouge jusqu’aux cheveux : « Je veux bien, papa. »
Et petit père, en la regardant au fond des yeux, et riant toujours, murmura : « Je m’en doutais un peu, Mademoiselle. »
Elle vécut jusqu’au soir comme si elle était grise, sans savoir ce qu’elle faisait, prenant machinalement des objets pour d’autres, et les jambes toutes molles de fatigue sans qu’elle eût marché.
Vers six heures, comme elle était assise avec petite mère sous le platane, le vicomte parut.
Le cœur de Jeanne se mit à battre follement. Le jeune homme s’avançait sans paraître ému. Lorsqu’il fut tout près, il prit les doigts de la baronne et les baisa, puis soulevant à son tour la main frémissante de la jeune fille, il y déposa de toutes ses lèvres un long baiser tendre et reconnaissant.
Et la radieuse saison des fiançailles commença. Ils causaient seuls dans les coins du salon, ou bien assis sur le talus au fond du bosquet devant la lande sauvage. Parfois, ils se promenaient dans l’allée de petite mère, lui, parlant d’avenir, elle, les yeux baissés sur la trace poudreuse du pied de la baronne.
Une fois la chose décidée, on voulut hâter le dénouement ; il fut donc convenu que la cérémonie aurait lieu dans six semaines, au 15 août ; et que les jeunes mariés partiraient immédiatement pour leur voyage de noces. Jeanne, consultée sur le pays qu’elle voulait visiter, se décida pour la Corse où l’on devait être plus seul que dans les villes d’Italie.
Ils attendaient le moment fixé pour leur union sans impatience trop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent se mêler ; et vaguement tourmentés par le désir indécis des grandes étreintes.
On résolut de n’inviter personne au mariage, à l’exception de tante Lison, la sœur de la baronne, qui vivait comme dame pensionnaire dans un couvent de Versailles.