Ils ne savaient que dire, que faire, n’osant même pas se regarder à cette heure sérieuse et décisive d’où dépend l’intime bonheur de toute la vie.
Il sentait vaguement peut-être quel danger offre cette bataille, et quelle souple possession de soi, quelle rusée tendresse il faut pour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infinies délicatesses d’une âme virginale et nourrie de rêves.
Alors, doucement, il lui prit la main qu’il baisa, et, s’agenouillant auprès du lit comme devant un autel, il murmura d’une voix aussi légère qu’un souffle : « Voudrez-vous m’aimer ? » Elle, rassurée tout à coup, souleva sur l’oreiller sa tête ennuagée de dentelles, et elle sourit : « Je vous aime déjà, mon ami. »
Il mit en sa bouche les petits doigts fins de sa femme, et la voix changée par ce bâillon de chair : « Voulez-vous me prouver que vous m’aimez ? »
Elle répondit, troublée de nouveau, sans bien comprendre ce qu’elle disait, sous le souvenir des paroles de son père : « Je suis à vous, mon ami. »
Il couvrit son poignet de baisers mouillés, et, se redressant lentement, il approchait de son visage qu’elle recommençait à cacher.
Soudain, jetant un bras en avant par-dessus le lit, il enlaça sa femme à travers les draps, tandis que, glissant son autre bras sous l’oreiller, il le soulevait avec la tête : et, tout bas, tout bas il demanda : « Alors, vous voulez bien me faire une toute petite place à côté de vous ? »
Elle eut peur, une peur d’instinct, et balbutia : « Oh ! Pas encore, je vous prie. »
Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d’un ton toujours suppliant, mais plus brusque : « Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours par là ? »
Elle lui en voulut de ce mot ; mais soumise et résignée, elle répéta pour la deuxième fois : « Je suis à vous, mon ami. »
Alors, il disparut bien vite dans le cabinet de toilette ; et elle entendait distinctement ses mouvements avec des froissements d’habits défaits, un bruit d’argent dans la poche, la chute successive des bottines.
Et tout à coup, en caleçon, en chaussettes, il traversa vivement la chambre pour aller déposer sa montre sur la cheminée. Puis il retourna, en courant, dans la petite pièce voisine, remua quelque temps encore et Jeanne se retourna rapidement de l’autre côté en fermant les yeux, quand elle sentit qu’il arrivait.
Elle fit un soubresaut, comme pour se jeter à terre lorsque glissa vivement contre sa jambe une autre jambe froide et velue ; et, la figure dans ses mains, éperdue, prête à crier de peur et d’effarement, elle se blottit tout au fond du lit.
Aussitôt, il la prit en ses bras, bien qu’elle lui tournât le dos, et il baisait voracement son cou, les dentelles flottantes de sa coiffure de nuit et le col brodé de sa chemise.
Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiété, sentant une main forte qui cherchait sa poitrine cachée entre ses coudes. Elle haletait, bouleversée sous cet attouchement brutal ; et elle avait surtout envie de se sauver, de courir par la maison, de s’enfermer quelque part, loin de cet homme.
Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos. Alors son effroi s’apaisa encore et elle pensa brusquement qu’elle n’aurait qu’à se retourner pour l’embrasser.
À la fin, il parut s’impatienter, et d’une voix attristée : « Vous ne voulez donc point être ma petite femme ? » Elle murmura à travers ses doigts : « Est-ce que je ne la suis pas ? » Il répondit avec une nuance de mauvaise humeur : « Mais non, ma chère, voyons, ne vous moquez pas de moi. »
Elle se sentit toute remuée par le ton mécontent de sa voix ; et elle se tourna tout à coup vers lui pour lui demander pardon.
Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d’elle ; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous, toute sa face et le haut de sa gorge, l’étourdissant de caresses. Elle avait ouvert les mains et restait inerte sous ses efforts, ne sachant plus ce qu’elle faisait, ce qu’il faisait, dans un trouble de pensée qui ne lui laissait rien comprendre. Mais une souffrance aiguë la déchira soudain ; et elle se mit à gémir, tordue dans ses bras, pendant qu’il la possédait violemment.
Que se passa-t-il ensuite ? Elle n’en eut guère le souvenir, car elle avait perdu la tête ; il lui sembla seulement qu’il lui jetait sur les lèvres une grêle de petits baisers reconnaissants.
Puis il dut lui parler et elle dut lui répondre. Puis il fit d’autres tentatives qu’elle repoussa avec épouvante ; et comme elle se débattait, elle rencontra sur sa poitrine ce poil épais qu’elle avait déjà senti sur sa jambe, et elle se recula de saisissement.
Las enfin de la solliciter sans succès, il demeura immobile sur le dos.
Alors elle songea ; elle se dit, désespérée jusqu’au fond de son âme, dans la désillusion d’une ivresse rêvée si différente, d’une chère attente détruite, d’une félicité crevée : « Voilà donc ce qu’il appelle être sa femme ; c’est cela ! C’est cela ! »
Et elle resta longtemps ainsi, désolée, l’œil errant sur les tapisseries du mur, sur la vieille légende d’amour qui enveloppait sa chambre.
Mais, comme Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elle tourna lentement son regard vers lui, et elle s’aperçut qu’il dormait ! Il dormait, la bouche entrouverte, le visage calme ! Il dormait !
Elle ne le pouvait croire, se sentant indignée, plus outragée par ce sommeil que par sa brutalité, traitée comme la première venue. Pouvait-il dormir une nuit pareille ? Ce qui s’était passé entre eux n’avait donc pour lui rien de surprenant ? Oh ! Elle eût mieux aimé être frappée, violentée encore, meurtrie de caresses odieuses jusqu’à perdre connaissance.
Elle resta immobile, appuyée sur un coude, penchée vers lui, écoutant entre ses lèvres passer un léger souffle qui, parfois, prenait une apparence de ronflement.
Le jour parut, terne d’abord, puis clair, puis rose, puis éclatant. Julien ouvrit les yeux, bâilla, étendit ses bras, regarda sa femme, sourit, et demanda : « As-tu bien dormi, ma chérie ? »
Elle s’aperçut qu’il lui disait « tu » maintenant et elle répondit, stupéfaite : « Mais oui. Et vous ? » Il dit : « Oh ! Moi, fort bien. » Et, se tournant vers elle, il l’embrassa, puis se mit à causer tranquillement. Il lui développait des projets de vie, avec des idées d’économie ; et ce mot revenu plusieurs fois étonnait Jeanne. Elle l’écoutait sans bien saisir le sens des paroles, le regardait, songeait à mille choses rapides qui passaient, effleurant à peine son esprit.
Huit heures sonnèrent. « Allons, il faut nous lever, dit-il, nous serions ridicules en restant tard au lit », et il descendit le premier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentiment sa femme en tous les menus détails de la sienne, ne permettant pas qu’on appelât Rosalie.
Au moment de sortir, il l’arrêta. « Tu sais, entre nous, nous pouvons nous tutoyer maintenant, mais devant tes parents il vaut mieux attendre encore. Ce sera tout naturel en revenant de notre voyage de noces. »
Elle ne se montra qu’à l’heure du déjeuner. Et la journée s’écoula ainsi qu’à l’ordinaire comme si rien de nouveau n’était survenu. Il n’y avait qu’un homme de plus dans la maison.
V
Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter à Marseille.
Après l’angoisse du premier soir, Jeanne s’était habituée déjà au contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bien que sa répugnance n’eût pas diminué pour leurs rapports plus intimes.
Elle le trouvait beau, elle l’aimait ; elle se sentait de nouveau heureuse et gaie.