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Et le ton d’amitié douce, d’abandon discret, de réserve chaste qu’elle avait maintenant avec lui, semblait répondre : « Je le sais, et je dirai « oui » quand vous demanderez ma main. »

Dans la famille de la jeune fille on chuchotait. Louise ne lui parlait plus guère que pour l’irriter par des allusions blessantes, par des paroles aigres et mordantes. Le père Oriol et Jacques semblaient contents.

Elle ne s’était point demandé cependant si elle aimait ce joli prétendant dont elle serait sans doute la femme. Il lui plaisait, elle songeait à lui sans cesse, elle le trouvait beau, spirituel, élégant, elle pensait surtout à ce qu’elle ferait quand il l’aurait épousée.

Dans Enval on avait oublié les rivalités haineuses des médecins et des propriétaires des sources, les suppositions sur l’affection de la duchesse de Ramas pour son protecteur, tous les potins qui coulent avec l’eau des stations thermales, pour ne s’occuper que de cette chose extraordinaire : le comte Gontran de Ravenel allait épouser la petite Oriol.

Alors Gontran jugea le moment venu et prenant Andermatt par le bras, un matin, au sortir de table, il lui dit :

— Mon cher, le fer est chaud, battez-le ! Voici la situation bien exacte. La petite attend ma demande sans que je me sois avancé en rien, mais elle ne la repoussera pas, soyez-en sûr. C’est le père qu’il faut tâter de telle sorte que nous fassions en même temps vos affaires et les miennes.

Andermatt répondit :

— Soyez tranquille. Je m’en charge. Je vais le sonder aujourd’hui même, sans vous compromettre et sans vous avancer ; et quand la situation sera bien nette, je parlerai.

— Parfait.

Puis, après quelques instants de silence, Gontran reprit :

— Tenez, c’est peut-être ma dernière journée de garçon. Je vais à Royat où j’ai aperçu l’autre jour quelques connaissances. Je rentrerai dans la nuit et j’irai frapper à votre porte, pour savoir.

Il fit seller son cheval et s’en alla par la montagne, humant le vent pur et léger, et galopant par moments pour sentir la rapide caresse de l’air effleurer la peau fraîche de ses joues et chatouiller ses moustaches.

La soirée à Royat fut gaie. Il y rencontra des amis que des filles accompagnaient. On soupa longtemps ; il revint fort tard. Tout le monde reposait dans l’hôtel du Mont-Oriol quand Gontran se mit à frapper à la porte d’Andermatt.

Personne ne répondit d’abord ; puis, comme les coups devenaient violents, une voix enrouée, une voix de dormeur, grommela de l’intérieur :

— Qui est là ?

— C’est moi, Gontran.

— Attendez, j’ouvre.

Andermatt apparut en chemise de nuit, la face bouffie, le poil du menton hérissé, la tête enveloppée d’un foulard. Puis, il se remit dans son lit, s’assit, et les mains étendues sur le drap :

— Eh bien, mon cher, ça ne va pas. Voici la situation. J’ai sondé ce vieux renard d’Oriol, sans parler de vous, en disant qu’un de mes amis — j’ai peut-être laissé comprendre qu’il s’agissait de Paul Brétigny — pourrait convenir à une de ses filles, et j’ai demandé quelle dot il leur donnait. Il m’a répondu en demandant à son tour quelle était la fortune du jeune homme ; et j’ai fixé trois cent mille francs, avec des espérances.

— Mais je n’ai rien, murmura Gontran.

— Je vous les prête, mon cher. Si nous faisons ensemble cette affaire-là, vos terrains me donneront assez pour me rembourser.

Gontran ricana :

— Fort bien. J’aurai la femme et vous l’argent.

Mais Andermatt se fâcha tout à fait :

— Si je m’occupe de vous pour que vous m’insultiez, c’est fini, brisons là…

Gontran s’excusa :

— Ne vous fâchez pas, mon cher, et pardonnez-moi. Je sais que vous êtes un fort honnête homme, d’une irréprochable loyauté en affaires. Je ne vous demanderais pas un pourboire si j’étais votre cocher, mais je vous confierais ma fortune si j’étais millionnaire…

William, calmé, reprit :

— Nous reviendrons là-dessus tout à l’heure. Terminons à présent la grosse question. Le vieux n’a pas été dupe de mes ruses et m’a répondu : « C’est selon de laquelle il s’agit. Si c’est de Louise, l’aînée, voilà sa dot. » Et il m’a énuméré toutes les terres qui entourent l’établissement, celles qui relient les bains à l’hôtel et l’hôtel au Casino, toutes celles enfin qui nous sont indispensables, celles qui ont pour moi une inestimable valeur. Il donne au contraire à la cadette l’autre côté du mont, qui vaudra aussi beaucoup d’argent plus tard, sans doute, mais qui ne vaut rien pour moi. J’ai cherché, par tous les moyens possibles, à lui faire modifier cette répartition et à intervertir les lots. Je me suis heurté à un entêtement de mulet. Il ne changera pas, c’est décidé. Réfléchissez, qu’en pensez-vous ?

Gontran, fort troublé, fort perplexe, répondit :

— Qu’en pensez-vous vous-même ? Croyez-vous qu’il ait songé à moi en faisant ainsi les parts ?

— Je n’en doute pas. Le rustre s’est dit : « Puisque la petite lui plaît, gardons le sac. » Il a espéré vous donner sa fille en conservant ses meilleures terres… Et puis, peut-être a-t-il voulu avantager l’aînée… Il la préfère… qui sait… elle lui ressemble davantage… elle est plus rusée… plus adroite… plus pratique… Je la crois forte, cette gamine-là… moi, à votre place… je changerais mon bâton d’épaule…

Mais Gontran, abasourdi, murmurait :

— Diable… diable… diable !.. Et les terres de Charlotte… vous n’en voulez pas, vous ?…

Andermatt s’écria :

— Moi… non… mille fois non !.. Il me faut celles qui relient mes bains, mon hôtel et mon Casino. C’est bien simple. Je ne donnerais rien des autres, qui ne pourront se vendre que plus tard, par petits lots, à des particuliers…

Gontran répétait toujours :

— Diable… diable… en voilà une affaire embêtante… Alors vous me conseillez ?

— Je ne vous conseille rien. Je pense que vous ferez bien de réfléchir avant de vous décider entre les deux sœurs.

— Oui… oui… c’est juste… je réfléchirai… je vais dormir d’abord… ça porte conseil…

Il se levait ; Andermatt le retint :

— Pardon, mon cher, deux mots sur une autre chose. J’ai l’air de ne pas comprendre, mais je comprends très bien les allusions dont vous me piquez sans cesse, et je n’en veux plus.

« Vous me reprochez d’être juif, c’est-à-dire de gagner de l’argent, d’être avare, d’être spéculateur à friser la filouterie. Or, mon cher, je passe ma vie à vous prêter cet argent que je gagne non sans peine, c’est-à-dire à vous le donner. Enfin laissons ! Mais il y a un point que je n’admets pas ! Non, je ne suis point un avare ; la preuve c’est que je fais à votre sœur des cadeaux de vingt mille francs, que j’ai donné à votre père un Théodore Rousseau de dix mille francs dont il avait envie, que je vous ai offert, en venant ici, le cheval sur lequel vous avez été à Royat, tantôt.

« En quoi donc suis-je avare ? En ceci que je ne me laisse pas voler. Et nous sommes tous comme ça dans ma race, et nous avons raison, Monsieur. Je veux vous le dire une fois pour toutes. On nous traite d’avares parce que nous savons la valeur exacte des choses. Pour vous, un piano c’est un piano, une chaise c’est une chaise, un pantalon c’est un pantalon. Pour nous aussi, mais cela représente en même temps une valeur, une valeur marchande appréciable et précise qu’un homme pratique doit évaluer d’un seul coup d’œil, non point par économie, mais pour ne pas favoriser la fraude.

« Que diriez-vous si une débitante de tabac vous demandait quatre sous d’un timbre-poste ou d’une boîte d’allumettes-bougies ? Vous iriez chercher un sergent de ville, Monsieur, pour un sou, oui, pour un sou ! Tant vous seriez indigné ! Et cela parce que vous connaissez, par hasard, la valeur de ces deux objets. Eh bien, moi, je sais la valeur de tous les objets trafiquables ; et cette indignation qui vous saisirait si on réclamait quatre sous sur un timbre-poste, je l’éprouve quand on me demande vingt francs pour un parapluie qui en vaut quinze ! Comprenez-vous ? Je proteste contre le vol établi, incessant, abominable des marchands, des domestiques, des cochers. Je proteste contre l’improbité commerciale de toute votre race qui nous méprise. Je donne le pourboire que je dois donner relatif au service rendu, et non le pourboire de fantaisie que vous jetez, sans savoir pourquoi, et qui va de cinq sous à cent sous, selon le caprice de votre humeur ! Comprenez-vous ? »