Le joli médecin lui souffla dans l’oreille :
— Pour coucher, la jeune, pour épouser, l’aînée.
Gontran riait :
— Tiens, nous sommes exactement du même avis. J’en suis ravi !
Puis, allant à sa sœur qui causait toujours avec Charlotte :
— Tu ne sais pas ? Je viens de décider que nous irions jeudi au puy de la Nugère. C’est le plus beau cratère de la chaîne. Tout le monde consent. C’est entendu.
Christiane murmura avec indifférence :
— Je veux bien tout ce que vous voudrez.
Mais le professeur Cloche, suivi de sa fille, venait prendre congé, et Mazelli, s’offrant à les reconduire, sortit derrière la jeune veuve.
Tous partirent en quelques minutes, car Christiane se couchait à onze heures.
Le marquis, Paul et Gontran accompagnèrent les petites Oriol. Gontran et Louise allaient devant, et Brétigny, quelques pas en arrière, sentait, sur son bras, trembler un peu le bras de Charlotte.
On se sépara en criant :
— À jeudi, onze heures, pour déjeuner à l’hôtel.
En revenant, ils rencontrèrent Andermatt retenu au coin du jardin par le professeur Mas-Roussel qui lui disait :
— Eh bien, si cela ne vous dérange pas, j’irai causer avec vous demain matin, de cette petite affaire du chalet.
William se joignit aux jeunes gens pour rentrer, et se haussant à l’oreille de son beau-frère :
— Tous mes compliments, mon cher, vous avez été admirable.
Gontran, depuis deux ans, était harcelé par des besoins d’argent qui lui gâtaient l’existence. Tant qu’il avait mangé la fortune de sa mère, il s’était laissé vivre avec la nonchalance et l’indifférence héritées de son père, dans ce milieu de jeunes gens, riches, blasés et corrompus, qu’on cite dans les journaux chaque matin, qui sont du monde et y vont peu, et prennent à la fréquentation des femmes galantes des mœurs et des cœurs de filles.
Ils étaient une douzaine du même groupe qu’on retrouvait tous les soirs au même café, sur le boulevard, entre minuit et trois heures du matin. Fort élégants, toujours en habit et en gilet blanc, portant des boutons de chemise de vingt louis changés chaque mois et achetés chez les premiers bijoutiers, ils vivaient avec l’unique souci de s’amuser, de cueillir des femmes, de faire parler d’eux et de trouver de l’argent par tous les moyens possibles.
Comme ils ne savaient rien que les scandales de la veille, les échos des alcôves et des écuries, les duels et les histoires de jeux, tout l’horizon de leur pensée était fermé par ces murailles.
Ils avaient eu toutes les femmes cotées sur le marché galant, se les étaient passées, se les étaient cédées, se les étaient prêtées, et causaient entre eux de leurs mérites amoureux comme des qualités d’un cheval de courses. Ils fréquentaient aussi le monde bruyant et titré dont on parle, et dont les femmes, presque toutes, entretenaient des liaisons connues, sous l’œil indifférent, ou détourné, ou fermé, ou peu clairvoyant du mari ; et ils les jugeaient, ces femmes, comme les autres, les confondaient dans leur estime, tout en établissant une légère différence due à la naissance et au rang social.
À force d’employer des ruses pour trouver l’argent nécessaire à leur vie, de tromper les usuriers, d’emprunter de tous côtés, d’éconduire les fournisseurs, de rire au nez du tailleur apportant tous les six mois une note grossie de trois mille francs, d’entendre les filles conter leurs roueries de femelles avides, de voir tricher dans les cercles, de se savoir, de se sentir volés eux-mêmes par tout le monde, par les domestiques, les marchands, les grands restaurateurs et autres, de connaître et de mettre la main dans certains tripotages de bourse ou d’affaires louches pour en tirer quelques louis, leur sens moral s’était émoussé, s’était usé, et leur seul point d’honneur consistait à se battre en duel dès qu’ils se sentaient soupçonnés de toutes les choses dont ils étaient capables ou coupables.
Tous, ou presque tous devaient finir, au bout de quelques ans de cette existence, par un mariage riche, ou par un scandale, ou par un suicide, ou par une disparition mystérieuse, aussi complète que la mort.
Mais ils comptaient sur le mariage riche. Les uns espéraient en leur famille pour le leur procurer, les autres cherchaient eux-mêmes sans qu’il y parût, et avaient des listes d’héritières comme on a des listes de maisons à vendre. Ils épiaient surtout les exotiques, les Américaines du Nord et du Sud qu’ils éblouiraient par leur chic, par leur renom de viveurs, par le bruit de leurs succès et l’élégance de leur personne.
Et leurs fournisseurs aussi comptaient sur le mariage riche.
Mais cette chasse à la fille bien dotée pouvait être longue. En tout cas, elle exigeait des recherches, du travail de séduction, des fatigues, des visites, toute une mise en œuvre d’énergie dont Gontran, insouciant par nature, demeurait tout à fait incapable.
Depuis longtemps, il se disait, sentant chaque jour davantage les souffrances du manque d’argent : « Il faut pourtant que j’avise. » Mais il n’avisait pas, et ne trouvait rien.
Il en était réduit à la poursuite ingénieuse de la petite somme, à tous les procédés douteux des gens à bout de ressources, et, pour finir, aux longs séjours dans la famille, quand Andermatt lui avait tout à coup suggéré l’idée d’épouser une des jeunes Oriol.
Il s’était tu d’abord, par prudence, bien que la jeune fille lui parût, à première vue, trop au-dessous de lui pour consentir à cette mésalliance. Mais quelques minutes de réflexion avaient bien vite modifié son avis, et il s’était aussitôt décidé à faire sa cour en plaisantant, une cour de ville d’eaux, qui ne le compromettrait pas et lui permettrait de reculer.
Connaissant admirablement son beau-frère, il savait que cette proposition avait dû être longuement réfléchie, pesée et préparée par lui, que dans sa bouche elle valait un gros prix difficile à trouver ailleurs.
Nulle peine à prendre en outre, se baisser et ramasser une jolie fille, car la cadette lui plaisait beaucoup, et il s’était dit souvent qu’elle pourrait être fort agréable à rencontrer plus tard.
Il avait donc choisi Charlotte Oriol, et, en peu de temps, l’avait amenée au point nécessaire pour qu’une demande régulière pût être faite.
Or, le père donnant à son autre fille la dot convoitée par Andermatt, Gontran avait dû ou renoncer à ce mariage, ou se retourner vers l’aînée.
Son mécontentement avait été vif, et il avait songé, dans les premiers moments, à envoyer au diable son beau-frère et à rester garçon jusqu’à nouvelle occasion.
Mais il se trouvait justement alors tout à fait à sec, tellement à sec qu’il avait dû demander, pour sa partie du Casino, vingt-cinq louis à Paul, après beaucoup d’autres, jamais rendus. Et puis, il faudrait la chercher, cette femme, la trouver, la séduire. Il aurait peut-être à lutter contre une famille hostile, tandis que, sans changer de place, avec quelques jours de soins et de galanterie, il prendrait l’aînée des Oriol comme il avait su conquérir la cadette. Il s’assurait ainsi dans son beau-frère un banquier qu’il rendrait toujours responsable, à qui il pourrait faire d’éternels reproches, et dont la caisse lui resterait ouverte.
Quant à sa femme, il la conduirait à Paris, en la présentant comme la fille de l’associé d’Andermatt. Elle portait d’ailleurs le nom de la ville d’eaux, où il ne la ramènerait jamais ! Jamais ! Jamais ! En vertu de ce principe que les fleuves ne remontent pas à leur source. Elle était bien de figure et de tournure, assez distinguée pour le devenir tout à fait, assez intelligente pour comprendre le monde, pour s’y tenir, y faire figure, même lui faire honneur. On dirait : « Ce farceur-là a épousé une belle fille dont il a l’air de se moquer pas mal », et il s’en moquerait pas mal, en effet, car il comptait reprendre à côté d’elle sa vie de garçon, avec de l’argent dans ses poches.