Jeanne balbutia : « Oh ! Julien ! » sans trouver d’autres mots, attendrie d’admiration, la gorge étranglée ; et deux larmes coulèrent de ses yeux. Il la regardait, stupéfait, demandant : « Qu’as-tu, ma chatte ? »
Elle essuya ses joues, sourit et, d’une voix un peu tremblante : « Ce n’est rien… c’est nerveux… Je ne sais pas… J’ai été saisie. Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le cœur. »
Il ne comprenait pas ces énervements de femme, les secousses de ces êtres vibrants affolés d’un rien, qu’un enthousiasme remue comme une catastrophe, qu’une sensation insaisissable révolutionne, affole de joie ou désespère.
Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier à la préoccupation du mauvais chemin : « Tu ferais mieux, dit-il, de veiller à ton cheval. »
Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce golfe, puis tournèrent à droite pour gravir le sombre val d’Ota.
Mais le sentier s’annonçait horrible. Julien proposa : « Si nous montions à pied ? » Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d’être seule avec lui après l’émotion de tout à l’heure.
Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils allèrent à petits pas.
La montagne, fendue du haut en bas, s’entrouvrait. Le sentier s’enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cette crevasse. L’air est glacé, le granit paraît noir et, tout là-haut, ce qu’on voit du ciel bleu étonne et engourdit.
Un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux ; un énorme oiseau s’envolait d’un trou : c’était un aigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits, et il monta jusqu’à l’azur où il disparut.
Plus loin, la fêlure du mont se dédouble ; le sentier grimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne, légère et folle, allait la première, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrépide, se penchant sur les abîmes. Il la suivait, un peu essoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.
Tout à coup le soleil les inonda ; ils crurent sortir de l’enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, à travers un chaos de pierres, jusqu’à une source toute petite, canalisée dans un bâton creux pour l’usage des chevriers. Un tapis de mousse couvrait le sol alentour. Jeanne s’agenouilla pour boire ; et Julien en fit autant.
Et, comme elle savourait la fraîcheur de l’eau, il lui prit la taille et tâcha de lui voler sa place au bout du conduit de bois. Elle résista ; leurs lèvres se battaient, se rencontraient, se repoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour à tour la mince extrémité du tube et la mordaient pour ne point lâcher. Et le filet d’eau froide, repris et quitté sans cesse, se brisait et se renouait, éclaboussait les visages, les cous, les habits, les mains. Des gouttelettes pareilles à des perles luisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans le courant.
Soudain, Jeanne eut une inspiration d’amour. Elle emplit sa bouche du clair liquide, et, les joues gonflées comme des outres, fit comprendre à Julien que, lèvre à lèvre, elle voulait le désaltérer.
Il tendit sa gorge, souriant, la tête en arrière, les bras ouverts ; et il but d’un trait à cette source de chair vive qui lui versa dans les entrailles un désir enflammé.
Jeanne s’appuyait sur lui avec une tendresse inusitée ; son cœur palpitait ; ses reins se soulevaient ; ses yeux semblaient amollis, trempés d’eau. Elle murmura tout bas : « Julien… je t’aime ! » et, l’attirant à son tour, elle se renversa et cacha dans ses mains son visage empourpré de honte.
Il s’abattit sur elle, l’étreignant avec emportement. Elle haletait dans une attente énervée ; et tout à coup elle poussa un cri, frappée, comme de la foudre, par la sensation qu’elle appelait.
Ils furent longtemps à gagner le sommet de la montée, tant elle demeurait palpitante et courbaturée, et ils n’arrivèrent à Évisa que le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti.
C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’air morne d’un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, où toute élégance reste ignorée ; et il exprimait en son langage, patois corse, bouillie de français et d’italien, son plaisir à les recevoir, quand une voix claire l’interrompit ; et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille étroite, des dents toujours dehors dans un rire continu, s’élança, embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en répétant : « Bonjour, Madame, bonjour, Monsieur, ça va bien ? »
Elle enleva les chapeaux, les châles, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l’autre en écharpe, puis elle fit sortir tout le monde, en disant à son mari : « Va les promener jusqu’au dîner. »
M. Palabretti obéit aussitôt, se plaça entre les deux jeunes gens et leur fit voir le village. Il traînait ses pas et ses paroles, toussant fréquemment, et répétant à chaque quinte : « C’est l’air du Val qui est fraîche, qui m’est tombée sur la poitrine. »
Il les guida, par un sentier perdu, sous des châtaigniers démesurés. Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone : « C’est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j’étais tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous. « Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce ; n’y va pas, Jean, ou je te tue, je te le dis. »
« Je pris le bras de Jean : « N’y va pas, Jean, il le ferait. »
« C’était pour une fille qu’ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.
« Mais Jean se mit à crier : « J’irai, Mathieu ; ce n’est pas toi qui m’empêcheras. »
« Alors Mathieu abaissa son fusil, avant que j’aie pu ajuster le mien, et il tira.
« Jean fit un grand saut des deux pieds comme un enfant qui danse à la corde, oui, Monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil en échappa et roula jusqu’au gros châtaignier là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit plus un mot, il était mort. »
Les jeunes gens regardaient, stupéfaits, le tranquille témoin de ce crime. Jeanne demanda : « Et l’assassin ? »
Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit : « Il a gagné la montagne. C’est mon frère qui l’a tué, l’an suivant. Vous savez bien, mon frère, Philippi Palabretti, le bandit. »
Jeanne frissonna : « Votre frère ? Un bandit ? »
Le Corse placide eut un éclair de fierté dans l’œil. « Oui, Madame, c’était un célèbre, celui-là. Il a mis à bas six gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu’ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu’ils allaient périr de faim. »
Puis il ajouta, d’un air résigné : « C’est le pays qui veut ça », du même ton qu’il prenait pour dire : « C’est l’air du Val qui est fraîche. »
Puis ils rentrèrent dîner, et la petite Corse les traita comme si elle les eût connus depuis vingt ans.
Mais une inquiétude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elle encore, entre les bras de Julien cette étrange et véhémente secousse des sens qu’elle avait ressentie sur la mousse de la fontaine ?
Lorsqu’ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait de rester encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassura bien vite ; et ce fut sa première nuit d’amour.
Et, le lendemain, à l’heure de partir, elle ne se décidait plus à quitter cette humble maison où il lui semblait qu’un bonheur nouveau avait commencé pour elle.
Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hôte et, tout en établissant bien qu’elle ne voulait point lui faire de cadeau, elle insista, se fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès son retour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idée presque superstitieuse.