Elle lui demandait :
— Avez-vous remarqué une très jolie personne, une brune, assez grande, que j’ai aperçue tantôt et qui a dû arriver ces jours-ci ?
Quand il répondait : « Non. Je ne la connais pas », elle soupçonnait aussitôt un mensonge, pâlissait et reprenait :
— Mais ce n’est pas possible que vous ne l’ayez point vue, elle m’a paru fort belle.
Lui, s’étonnait de son insistance.
— Je vous assure que je ne l’ai point vue. Je tâcherai de la rencontrer.
Elle pensait : « C’est celle-là assurément. » Elle était persuadée aussi, en certains jours, qu’il cachait une liaison dans le pays, qu’il avait fait venir une maîtresse, son actrice, peut-être. Et elle interrogeait tout le monde, son père, son frère et son mari, sur toutes les femmes jeunes et désirables qu’on connaissait dans Enval.
Si au moins elle avait pu marcher, chercher elle-même, le suivre, elle se serait un peu rassurée, mais l’immobilité presque absolue qu’il lui fallait garder maintenant lui faisait endurer un intolérable martyre. Et quand elle parlait à Paul, le ton seul de sa voix révélait sa douleur et avivait chez lui les impatiences nerveuses de cet amour fini.
Il ne pouvait plus causer tranquillement avec elle que d’une chose, du prochain mariage de Gontran, ce qui lui permettait de prononcer le nom de Charlotte et de penser tout haut à la jeune fille. Et c’était même pour lui un plaisir mystérieux, confus, inexplicable, d’entendre Christiane articuler ce mot, vanter la grâce et toutes les qualités de cette petite, la plaindre, regretter que son frère l’eût sacrifiée, et désirer qu’un homme, un brave cœur, la comprît, l’aimât et l’épousât.
Il disait :
— Oh ! Oui, Gontran a fait là une sottise. Elle est tout à fait charmante, cette enfant.
Christiane, sans défiance, répétait :
— Tout à fait charmante. C’est une perle ! Une perfection !
Jamais elle n’eût songé qu’un homme comme Paul pouvait aimer une fillette et pourrait se marier un jour. Elle ne redoutait que ses maîtresses.
Et, par un bizarre phénomène du cœur, l’éloge de Charlotte, dans la bouche de Christiane, prenait pour lui une valeur extrême, excitait son amour, fouettait son désir, enveloppait la jeune fille d’un irrésistible attrait.
Or, un jour, comme il entrait avec Gontran chez Mme Honorat pour y rencontrer les petites Oriol, ils trouvèrent le Docteur Mazelli, installé là, comme chez lui.
Il tendit ses deux mains aux deux hommes, avec son sourire italien qui semblait donner tout son cœur avec chaque parole et chaque geste.
Gontran et lui s’étaient liés d’une amitié familière et futile, faite d’affinités secrètes, de similitudes cachées, d’une sorte de complicité d’instincts, bien plus que d’affection vraie et de confiance.
Le comte demanda :
— Et votre jolie blonde du bois Sans-Souci ?
L’Italien sourit :
— Bah ! Nous sommes en froid. C’est une de ces femmes qui offrent tout et ne donnent rien.
Et on se mit à causer. Le beau médecin faisait des frais pour les jeunes filles, pour Charlotte surtout. Il montrait, en parlant aux femmes, une adoration perpétuelle dans la voix, le geste et le regard. Toute sa personne, des pieds à la tête, leur disait : « Je vous aime ! » avec une éloquence d’attitude qui les lui gagnait infailliblement.
Il avait des grâces d’actrice, des pirouettes légères de danseuse, des mouvements souples d’escamoteur, toute une science de séduction naturelle et voulue dont il usait d’une façon continue.
Paul, revenant à l’hôtel avec Gontran, s’écria, d’un ton d’humeur maussade :
— Qu’est-ce que ce charlatan venait faire dans cette maison ?
Le comte répondit doucement :
— Sait-on jamais, avec ces aventuriers ? Ce sont des gens qui se glissent partout. Celui-là doit être las de sa vie vagabonde, d’obéir aux caprices de son Espagnole dont il est plutôt le valet que le médecin et peut-être plus encore. Il cherche. La fille du professeur Cloche était bonne à prendre ; il l’a ratée, dit-il. La seconde fille des Oriol ne serait pas moins précieuse pour lui. Il essaye, il tâte, il flaire, il sonde. Il deviendrait copropriétaire des eaux, tâcherait de culbuter cet imbécile de Latonne, se ferait en tout cas ici, chaque été, une excellente clientèle pour l’hiver… Parbleu ! C’est son plan, va… n’en doutons pas.
Une colère sourde, une inimitié jalouse s’éveillait dans le cœur de Paul.
Une voix criait :
— Hé ! Hé !
C’était Mazelli qui les rejoignait.
Brétigny lui dit, avec une ironie agressive :
— Où courez-vous si vite, Docteur, on dirait que vous poursuivez la fortune ?
L’Italien sourit, et sans s’arrêter, mais sautillant à reculons, il enfonça, d’un geste gracieux de mime, ses deux mains dans ses deux poches, les retourna vivement et les montra, vides l’une et l’autre, en les écartant entre deux doigts par l’extrémité des coutures. Puis il dit :
— Je ne la tiens pas encore.
Et pivotant sur ses pointes avec élégance il se sauva comme un homme très pressé.
Les jours suivants ils le trouvèrent plusieurs fois chez le Docteur Honorat, où il se rendait utile aux trois femmes par mille services menus et gentils, par les mêmes qualités d’adresse dont il s’était servi, sans doute, auprès de la duchesse. Il savait tout faire en perfection, depuis les compliments jusqu’au macaroni. Il était d’ailleurs excellent cuisinier et, préservé des taches par un tablier bleu de servante, coiffé d’un bonnet de chef en papier, chantant en italien des chansons napolitaines, il marmitonnait avec esprit sans être ridicule en rien, amusant et séduisant tout le monde, jusqu’à la bonne imbécile qui disait de lui :
— C’est un Jésus !
Ses projets bientôt furent apparents et Paul ne douta plus qu’il ne cherchât à se faire aimer de Charlotte.
Il semblait y réussir. Il était si flatteur, si empressé, si rusé pour plaire, que le visage de la jeune fille avait, en l’apercevant, cet air de contentement qui dit le plaisir de l’âme.
Paul, à son tour, sans se rendre même bien compte de son allure, prit l’attitude d’un amoureux et se posa en concurrent. Dès qu’il voyait le docteur près de Charlotte, il arrivait, et, avec sa manière plus directe, s’efforçait de gagner l’affection de la jeune fille. Il se montrait tendre avec brusquerie, fraternel, dévoué, lui répétant, avec une sincérité familière, d’un ton si franc qu’on n’y pouvait guère trouver un aveu d’amour :
— Je vous aime bien, allez !
Mazelli, surpris de cette rivalité inattendue, déployait tous ses moyens, et quand Brétigny mordu par la jalousie, par cette jalousie naïve qui étreint l’homme auprès de toute femme, même sans qu’il l’aime encore ; si seulement elle lui plaît, quand Brétigny, plein de violence naturelle, devenait agressif et hautain, l’autre, plus souple, maître de lui toujours, répondait par des finesses, par des pointes, par des compliments adroits et moqueurs.
Ce fut une lutte de tous les jours où l’un et l’autre s’acharnèrent, sans que l’un ou l’autre, peut-être, eût de projet bien arrêté. Ils ne voulaient point céder, comme deux chiens qui tiennent la même proie.
Charlotte avait repris sa bonne humeur, mais avec une malice plus pénétrante, avec quelque chose d’inexpliqué, de moins sincère dans le sourire et dans le regard. On eût dit que la désertion de Gontran l’avait instruite, préparée aux déceptions possibles, assouplie et armée. Elle manœuvrait entre ses deux amoureux d’une façon déliée et adroite, disant à chacun ce qu’il fallait lui dire, sans heurter jamais l’un à l’autre, sans laisser jamais supposer à l’un qu’elle le préférait à l’autre, se moquant un peu de celui-ci devant celui-là, et de celui-là devant celui-ci, leur laissant la partie égale sans paraître même les prendre au sérieux l’un et l’autre. Mais tout cela était fait simplement, en pensionnaire et non point en coquette, avec cet air gamin des jeunes filles, qui les rend parfois irrésistibles.