— Je ne vous dis rien encore du mariage de M. Brétigny, bien que ce ne soit plus un secret, car le père Oriol le raconte à tout le monde.
Ce fut en elle une sorte de défaillance qui commença par le bout des doigts, puis envahit tout le corps, les bras, la poitrine, le ventre, les jambes. Elle ne comprenait point cependant ; mais une peur horrible de ne pas savoir la rendit subitement prudente, et elle balbutia :
— Ah ! Le père Oriol le raconte à tout le monde ?
— Oui, oui. Il m’en a parlé à moi-même il n’y a pas dix minutes. Il paraît que M. Brétigny est très riche, et qu’il aime la petite Charlotte depuis longtemps. C’est Mme Honorat, d’ailleurs, qui a fait ces deux unions-là. Elle prêtait les mains et sa maison aux rencontres des jeunes gens…
Christiane avait fermé les yeux. Elle était sans connaissance.
À l’appel du docteur, une femme de chambre accourut ; puis apparurent le marquis, Andermatt et Gontran qui allèrent chercher du vinaigre, de l’éther, de la glace, vingt choses diverses et inutiles.
Soudain la jeune femme fit un mouvement, rouvrit les yeux, leva les bras et poussa un cri déchirant en se tordant dans son lit. Elle essayait de parler, balbutiait :
— Oh ! Que je souffre… mon Dieu… que je souffre… dans les reins… on me déchire… oh ! Mon Dieu…
Et elle recommençait à crier.
On dut reconnaître bientôt les symptômes d’un accouchement.
Alors, Andermatt s’élança pour chercher le Docteur Latonne et le trouva achevant son repas :
— Venez vite… ma femme a un accident… vite…
Puis il eut une ruse et raconta comment le Docteur Black s’était trouvé dans l’hôtel au moment des premières douleurs.
Le Docteur Black lui-même confirma ce mensonge à son confrère :
— Je venais d’entrer chez la princesse quand on m’a prévenu que Mme Andermatt se trouvait mal. Je suis accouru. Il était temps !
Mais William, très ému, le cœur battant, l’âme troublée, fut pris de doutes tout à coup sur la valeur des deux hommes, et il sortit de nouveau, nu-tête, pour courir chez le professeur Mas-Roussel et le supplier de venir. Le professeur y consentit aussitôt, boutonna sa redingote d’un geste machinal de médecin qui part pour ses visites, et se mit en marche à grands pas pressés, à grands pas sérieux d’homme éminent dont la présence peut sauver une vie.
Dès qu’il entra, les deux autres, pleins de déférence, le consultèrent avec humilité, répétant ensemble ou presque en même temps :
— Voici ce qui s’est passé, cher Maître… Ne croyez-vous pas, cher Maître ?… N’y aurait-il pas lieu, cher Maître ?…
Andermatt, à son tour, affolé d’angoisse par les gémissements de sa femme, harcelait de questions M. Mas-Roussel, et l’appelait aussi « cher Maître », à pleine bouche.
Christiane, presque nue devant ces hommes, ne voyait plus rien, ne savait plus rien, ne comprenait plus rien ; elle souffrait si horriblement que toute idée avait fui de sa tête. Il lui semblait qu’on lui promenait dans le flanc et dans le dos à la hauteur des hanches une longue scie à dents émoussées qui lui déchiquetait les os et les muscles, lentement, d’une façon irrégulière, avec des secousses, des arrêts et des reprises de plus en plus affreuses.
Quand cette torture s’affaiblissait quelques instants, quand les déchirures de son corps laissaient renaître sa raison, une pensée alors se plantait dans son âme, plus cruelle, plus aiguë, plus épouvantable que la douleur physique : il aimait une autre femme et il allait l’épouser.
Et pour que cette morsure qui lui rongeait la tête s’apaisât de nouveau, elle s’efforçait de réveiller le supplice atroce de sa chair ; elle agitait son flanc, elle remuait ses reins ; et quand la crise recommençait, au moins elle ne songeait plus.
Pendant quinze heures elle fut ainsi martyrisée, tellement broyée par la souffrance et le désespoir qu’elle désirait expirer, qu’elle s’efforçait de mourir dans ces spasmes qui la tordaient. Mais, après une convulsion plus longue et plus violente que les autres, il lui sembla que tout le dedans de son corps s’échappait d’elle tout à coup ! Ce fut fini ; ses douleurs se calmèrent comme des vagues qui s’apaisent ; et le soulagement qu’elle éprouva fut si grand que son chagrin lui-même demeura quelque temps engourdi. On lui parlait, elle répondait d’une voix très lasse, très basse.
Soudain le visage d’Andermatt se pencha vers le sien et il dit :
— Elle vivra… elle est presque à terme… C’est une fille…
Christiane ne put que murmurer :
— Ah ! Mon Dieu !
Donc elle avait un enfant, un enfant vivant, qui grandirait… un enfant de Paul ! Elle eut envie de se remettre à crier, tant ce nouveau malheur lui meurtrissait le cœur. Elle avait une fille ! Elle n’en voulait pas !.. Elle ne la verrait point !.. elle ne la toucherait jamais !
On l’avait recouchée, soignée, embrassée ! Qui ? Son père et son mari sans doute ? Elle ne savait pas. Mais lui, où était-il ? Que faisait-il ? Comme elle se serait sentie heureuse, à cette heure-là, s’il l’eût aimée !
Le temps passait, les heures se suivaient sans qu’elle distinguât même le jour de la nuit, car elle sentait seulement la brûlure de cette pensée : il aimait une autre femme.
Tout à coup elle se dit : « Si ce n’était pas vrai ?… Comment n’aurais-je pas su plus tôt son mariage, moi, avant ce médecin ? »
Puis elle réfléchit qu’on le lui avait caché. Paul avait pris soin qu’elle ne l’apprît pas.
Elle regarda dans sa chambre pour voir qui était là. Une femme inconnue veillait près d’elle, une femme du peuple. Elle n’osa pas l’interroger. À qui pourrait-elle donc demander cette chose ?
Soudain la porte fut poussée. Son mari entrait sur la pointe des pieds. Lui voyant les yeux ouverts, il s’approcha.
— Tu vas mieux ?
— Oui, merci.
— Tu nous as fait bien peur depuis hier. Mais voilà le danger passé ! À ce propos je suis tout à fait dans l’embarras à ton sujet. J’ai télégraphié à notre amie, Mme Icardon, qui devait venir pour tes couches, en la prévenant de l’accident et en la suppliant d’arriver. Elle est auprès de son neveu, atteint de la fièvre scarlatine… Tu ne peux pourtant pas rester sans personne auprès de toi, sans une femme un peu… un peu… convenable… Alors une dame d’ici s’est offerte pour te soigner et te tenir compagnie tous les jours, et, ma foi, j’ai accepté. C’est Mme Honorat.
Christiane se souvint soudain des paroles du Docteur Black ! Un soubresaut de peur la secoua ; et elle gémit :
— Oh non… non… pas elle… pas elle !..
William ne comprit pas et reprit :
— Écoute, je sais bien qu’elle est fort commune, mais ton frère l’apprécie beaucoup ; elle lui a été très utile ; et puis on prétend que c’est une ancienne sage-femme qu’Honorat a connue près d’une malade. Si elle te déplaît par trop je la congédierai le lendemain. Essayons toujours. Laisse-la venir une fois ou deux.
Elle se taisait, songeant. Un besoin de savoir, de savoir tout, entrait en elle si violent que l’espérance de faire bavarder cette femme elle-même, de lui arracher une à une les paroles qui déchireraient son cœur, lui donnait envie à présent de répondre : « Va… va la chercher tout de suite… tout de suite… Va donc ! »
Et à ce désir irrésistible de savoir, s’ajoutait aussi un étrange besoin de souffrir plus fort, de se rouler sur son malheur comme on se roulerait sur des ronces’ un besoin mystérieux, maladif, exalté de martyre appelant la douleur.
Alors elle balbutia :
— Oui, je veux bien, amène-moi Mme Honorat.