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Puis, tout à coup, elle sentit qu’elle ne pourrait pas attendre plus longtemps sans être sûre, bien sûre de cette trahison ; et elle demanda à William d’une voix faible comme un souffle :

— Est-ce vrai que M. Brétigny se marie ?

Il répondit tranquillement :

— Oui, c’est vrai. On te l’aurait annoncé plus tôt si on avait pu te parler.

Elle dit encore :

— Avec Charlotte ?

— Avec Charlotte.

Or William avait, lui aussi, une idée fixe qui déjà ne le quittait plus : sa fille, à peine vivante encore, et qu’il venait regarder à tout instant. Il s’indigna que la première parole de Christiane n’eût pas réclamé l’enfant ; et, d’un ton de doux reproche :

— Eh bien, voyons, tu n’as pas encore demandé la petite ? Tu sais qu’elle se porte très bien ?

Elle tressaillit comme s’il eût touché une plaie vive ; mais il lui fallait bien passer par toutes les stations de ce calvaire.

— Apporte-la, dit-elle.

Il disparut au pied du lit, derrière le rideau, puis il revint, la figure illuminée d’orgueil et de bonheur, et tenant en ses mains, d’une façon maladroite, un paquet de linge blanc.

Il le posa sur l’oreiller brodé, près de la tête de Christiane qui suffoquait d’émotion, et il dit :

— Tiens, regarde si elle est belle !

Elle regarda.

Il maintenait écartées, avec deux doigts, les dentelles légères dont était voilée une petite figure rouge, si petite, si rouge, aux yeux fermés, et dont la bouche remuait.

Et elle songeait, penchée sur ce commencement d’être : « C’est ma fille… la fille de Paul… Voilà donc ce qui m’a fait tant souffrir… Cela… cela… cela… c’est ma fille !.. »

Sa répulsion pour l’enfant dont la naissance avait si férocement déchiré son pauvre cœur et son tendre corps de femme venait soudain de disparaître ; elle le contemplait maintenant avec une curiosité ardente et douloureuse, avec un étonnement profond, un étonnement de bête qui voit sortir d’elle son premier-né.

Andermatt s’attendait à ce qu’elle le caressât avec passion. Il fut encore surpris et choqué, et demanda :

— Tu ne l’embrasses pas ?

Elle se pencha tout doucement vers le petit front rouge ; et à mesure qu’elle approchait ses lèvres, elle les sentait attirées, appelées par lui. Et quand elle les eut posées dessus, quand elle le toucha, un peu moite, un peu chaud, chaud de sa propre vie, il lui sembla qu’elle ne les pourrait plus retirer, ses lèvres, de cette chair d’enfant, qu’elle les y laisserait toujours.

Quelque chose frôla sa joue ; c’était la barbe de son mari, qui se penchait pour l’embrasser. Et quand il l’eut serrée longtemps contre lui, avec une tendresse reconnaissante, il voulut, à son tour, baiser sa fille, et il lui donna avec sa bouche tendue de petits coups bien doux sur le nez.

Christiane, le cœur crispé par cette caresse, les regardait, à côté d’elle, sa fille et lui… et lui !

Il prétendit bientôt remporter l’enfant dans son berceau.

— Non, dit-elle, laisse-le encore quelques minutes, que je le sente près de ma tête. Ne parle plus, ne bouge pas, laisse-nous, attends.

Elle passa un de ses bras par-dessus le corps caché dans les langes, posa son front tout près de la petite figure grimaçante, ferma les yeux, et ne remua plus, sans penser à rien.

Mais William, au bout de quelques minutes, lui toucha doucement l’épaule :

— Allons, ma chérie, il faut être raisonnable ! Pas d’émotions, tu le sais, pas d’émotions !

Alors il emporta leur fille que la mère suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière le rideau du lit.

Puis il revint :

— C’est entendu, je t’enverrai demain matin Mme Honorat pour te tenir compagnie.

Elle répondit d’une voix affermie :

— Oui, mon ami, tu peux me l’envoyer… demain matin.

Et elle s’allongea dans son lit, fatiguée, brisée, un peu moins malheureuse, peut-être ?

Son père et son frère vinrent la voir dans la soirée et lui contèrent les histoires du pays, le départ précipité du professeur Cloche à la recherche de sa fille, et les suppositions sur le compte de la duchesse de Ramas, qu’on ne voyait plus, qu’on pensait partie aussi, à la recherche de Mazelli. Gontran riait de ces aventures, tirait une morale comique des événements :

— C’est incroyable, ces villes d’eaux. Ce sont les seuls pays de féerie qui subsistent sur la terre ! En deux mois il s’y passe plus de choses que dans le reste de l’univers durant le reste de l’année. On dirait vraiment que les sources ne sont pas minéralisées, mais ensorcelées. Et c’est partout la même chose, à Aix, Royat, Vichy, Luchon, et dans les bains de mer aussi, à Dieppe, Étretat, Trouville, Biarritz, Cannes, Nice. On y rencontre des échantillons de tous les peuples, de tous les mondes, des rastaquouères admirables, un mélange de races et de gens introuvable ailleurs, et des aventures prodigieuses. Les femmes y font des farces avec une facilité et une promptitude exquises. À Paris on résiste, aux eaux on tombe, vlan ! Les hommes y trouvent la fortune, comme Andermatt, d’autres y trouvent la mort comme Aubry-Pasteur, d’autres y trouvent pis que ça… et s’y marient… comme moi… et comme Paul. Est-ce bête et drôle, cette chose-là ? Tu savais le mariage de Paul, n’est-ce pas ?

Elle murmura :

— Oui, William me l’a dit tantôt.

Gontran reprit :

— Il a raison, très raison. C’est une fille de paysans… Eh bien quoi, elle vaut mieux qu’une fille d’aventuriers ou qu’une fille tout court. Je connais Paul. Il aurait fini par épouser une gueuse pourvu qu’elle lui eût résisté six semaines. Et pour lui résister il fallait une rosse ou une innocente. Il est tombé sur l’innocente. Tant mieux pour lui.

Christiane écoutait, et chaque mot entrant dans son oreille lui allait jusqu’au cœur, et lui faisait mal, un mal horrible.

Elle dit, en fermant les yeux :

— Je suis bien fatiguée. Je voudrais me reposer un peu.

Ils l’embrassèrent et partirent.

Elle ne put dormir, tant sa pensée s’était réveillée active et torturante. Cette idée qu’il ne l’aimait plus, plus du tout, lui devenait tellement intolérable, que si elle n’eût pas vu cette femme, cette garde assoupie dans un fauteuil, elle se serait levée, aurait ouvert sa fenêtre, et se serait jetée sur les marches du perron. Un très mince rayon de lune entrait par une fente de ses rideaux et posait sur le parquet une petite tache ronde et claire. Elle l’aperçut ; tous ses souvenirs l’assaillirent ensemble : le lac, le bois, ce premier « Je vous aime », à peine entendu, si troublant, et Tournoël, et toutes leurs caresses, le soir, par les chemins sombres, et la route de La Roche-Pradière. Tout à coup, elle vit cette route blanche, par une nuit pleine d’étoiles, et lui, Paul, tenant par la taille une femme et lui baisant la bouche à chaque pas. Elle la reconnut. C’était Charlotte ! Il la serrait contre lui, souriait comme il savait sourire, lui murmurait dans l’oreille les mots si doux qu’il savait dire, puis se jetait à ses genoux et embrassait la terre devant elle comme il l’avait embrassée devant Christiane ! Ce fut si dur, si dur pour elle que, se tournant et se cachant la figure dans l’oreiller, elle se mit à sangloter. Elle poussait presque des cris, tant son désespoir lui martelait l’âme.

Chaque battement de son cœur qui sautait dans sa gorge, qui sifflait à ses tempes, lui jetait ce mot : — Paul, — Paul, — Paul, interminablement répété. Elle bouchait ses oreilles de ses mains pour ne plus l’entendre, enfonçait sa tête sous les draps ; mais il sonnait alors au fond de sa poitrine, ce nom, avec chacun des coups de son cœur inapaisable.