Tous les jours précédents, depuis son retour dans la maison paternelle, il avait vécu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de l’existence et de son inaction. Comment avait-il donc passé son temps du lever jusqu’au coucher ?
Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, flâné par les rues, flâné dans les cafés, flâné chez Marowsko, flâné partout.
Et voilà que, tout à coup, cette vie, supportée jusqu’ici, lui devenait odieuse, intolérable. S’il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fossés de ferme ombragés de hêtres et d’ormes ; mais il devait compter le prix d’un bock ou d’un timbre-poste, et ces fantaisies-là ne lui étaient point permises.
Il songea soudain combien il est dur, à trente ans passés, d’être réduit à demander, en rougissant, un louis à sa mère, de temps en temps ; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne :
« Cristi ! Si j’avais de l’argent ! » Et la pensée de l’héritage de son frère entra en lui de nouveau, à la façon d’une piqûre de guêpe ; mais il la chassa avec impatience, ne voulant point s’abandonner sur cette pente de jalousie. Autour de lui des enfants jouaient dans la poussière des chemins. Ils étaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d’un air très sérieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour les écraser ensuite d’un coup de pied.
Pierre était dans un de ces jours mornes où on regarde dans tous les coins de son âme, où on en secoue tous les plis.
« Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches », pensait-il. Puis il se demanda si le plus sage dans la vie n’était pas encore d’engendrer deux ou trois de ces petits êtres inutiles et de les regarder grandir avec complaisance et curiosité.
Et le désir du mariage l’effleura. On n’est pas si perdu, n’étant plus seul. On entend au moins remuer quelqu’un près de soi aux heures de trouble et d’incertitude, c’est déjà quelque chose de dire « tu » à une femme, quand on souffre.
Il se mit à songer aux femmes.
Il les connaissait très peu, n’ayant eu au Quartier latin que des liaisons de quinzaine, rompues quand était mangé l’argent du mois, et renouées ou remplacées le mois suivant. Il devait exister, cependant, des créatures très bonnes, très douces et très consolantes. Sa mère n’avait-elle pas été la raison et le charme du foyer paternel ? Comme il aurait voulu connaître une femme, une vraie femme !
Il se releva tout à coup avec la résolution d’aller faire une petite visite à Mme Rosémilly.
Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, celle-là !
Pourquoi ? Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas ; et puis, ne semblait-elle pas lui préférer Jean ? Sans se l’avouer à lui-même d’une façon nette, cette préférence entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour l’intelligence de la veuve, car, s’il aimait son frère, il ne pouvait s’abstenir de le juger un peu médiocre et de se croire supérieur.
Il n’allait pourtant point rester là jusqu’à la nuit, et, comme la veille au soir, il se demanda anxieusement : « Que vais-je faire ? » Il se sentait maintenant à l’âme un besoin de s’attendrir, d’être embrassé et consolé. Consolé de quoi ? Il ne l’aurait su dire, mais il était dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude où la présence d’une femme, la caresse d’une femme, le toucher d’une main, le frôlement d’une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables et tout de suite, à notre cœur.
Et le souvenir lui vint d’une petite bonne de brasserie ramenée un soir chez elle et revue de temps en temps.
Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille. Que lui dirait-il ? Que lui dirait-elle ? Rien, sans doute. Qu’importe ? Il lui tiendrait la main quelques secondes !
Elle semblait avoir du goût pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent ?
Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudés aux tables de chêne, la caissière lisait un roman, tandis que le patron, en manches de chemise, dormait tout à fait sur la banquette.
Dès qu’elle l’aperçut, la fille se leva vivement et, venant à lui :
« Bonjour, comment allez-vous ?
— Pas mal, et toi ?
— Moi, très bien. Comme vous êtes rare.
— Oui, j’ai très peu de temps à moi. Tu sais que je suis médecin.
— Tiens, vous ne me l’aviez pas dit. Si j’avais su, j’ai été souffrante la semaine dernière, je vous aurais consulté.
Qu’est-ce que vous prenez ?
— Un bock, et toi ?
— Moi, un bock aussi, puisque tu me le paies. » Et elle continua à le tutoyer comme si l’offre de cette consommation en avait été la permission tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent. De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarité facile des filles dont la caresse est à vendre, et le regardant avec des yeux engageants elle lui disait :
« Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent ? Tu me plais beaucoup, mon chéri. » Mais déjà il se dégoûtait d’elle, la voyait bête, commune, sentant le peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaître dans un rêve ou dans une auréole de luxe qui poétise leur vulgarité.
Elle lui demandait :
« Tu es passé l’autre matin avec un beau blond à grande barbe, est-ce ton frère ?
— oui, c’est mon frère.
— Il est rudement joli garçon.
— Tu trouves ?
— Mais oui, et puis il a l’air d’un bon vivant. » Quel étrange besoin le poussa tout à coup à raconter à cette servante de brasserie l’héritage de Jean ? Pourquoi cette idée, qu’il rejetait de lui lorsqu’il se trouvait seul, qu’il repoussait par crainte du trouble apporté dans son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s’il eût eu besoin de vider de nouveau devant quelqu’un son cœur gonflé d’amertume ?
Il dit en croisant ses jambes :
« Il a joliment de la chance, mon frère, il vient d’hériter de vingt mille francs de rente. » Elle ouvrit tous grands ses yeux bleus et cupides :
« Oh ! Et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa grand-mère ou bien sa tante ?
— Non, un vieil ami de mes parents.
— Rien qu’un ami ? Pas possible ! Et il ne t’a rien laissé, à toi ?
— Non. Moi je le connaissais très peu. »
Elle réfléchit quelques instants, puis, avec un sourire drôle sur les lèvres :
« Eh bien, il a de la chance, ton frère, d’avoir des amis de cette espèce-là ! Vrai, ça n’est pas étonnant qu’il te ressemble si peu ! » Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, la bouche crispée :
« Qu’est-ce que tu entends par là ? » Elle avait pris un air bête et naïf :
« Moi, rien. Je veux dire qu’il a plus de chance que toi. » Il jeta vingt sous sur la table et sortit.
Maintenant il se répétait cette phrase : « Ça n’est pas étonnant qu’il te ressemble si peu. » Qu’avait-elle pensé ? Qu’avait-elle sous-entendu dans ces mots ? Certes il y avait là une malice, une méchanceté, une infamie. Oui, cette fille avait dû croire que Jean était le fils de Maréchal.
L’émotion qu’il ressentit à l’idée de ce soupçon jeté sur sa mère fut si violente qu’il s’arrêta et qu’il chercha de l’œil un endroit pour s’asseoir.
Un autre café se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, et comme le garçon se présentait : « Un bock », dit-il.