Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra vite et se jeta sur son lit pour sommeiller jusqu’au dîner. Lorsqu’il parut dans la salle à manger, sa mère disait à Jean :
« La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras. Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu donneras des fêtes, ça aura un coup d’œil féerique.
— De quoi parlez-vous donc ? demanda le docteur.
— D’un appartement délicieux que je viens de louer pour ton frère. Une trouvaille, un entresol donnant sur deux rues.
Il y a deux salons, une galerie vitrée et une petite salle à manger en rotonde, tout à fait coquette pour un garçon. » Pierre pâlit. Une colère lui serrait le cœur.
« Où est-ce situé, cela ? dit-il.
— Boulevard François-Ier. » Il n’eut plus de doutes et s’assit, tellement exaspéré qu’il avait envie de crier : « C’est trop fort à la fin ! Il n’y en a donc plus que pour lui ! » Sa mère, radieuse, parlait toujours :
« Et figure-toi que j’ai eu cela pour deux mille huit cents francs. on en voulait trois mille, mais j’ai obtenu deux cents francs de diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frère sera parfaitement là-dedans. Il suffit d’un intérieur élégant pour faire la fortune d’un avocat. Cela attire le client, le séduit, le retient, lui donne du respect et lui fait comprendre qu’un homme ainsi logé fait payer cher ses paroles. » Elle se tut quelques secondes, et reprit :
« Il faudrait trouver quelque chose d’approchant pour toi, bien plus modeste puisque tu n’as rien, mais assez gentil tout de même. Je t’assure que cela te servirait beaucoup. » Pierre répondit d’un ton dédaigneux :
« Oh ! Moi, c’est par le travail et la science que j’arriverai. » Sa mère insista :
« Oui, mais je t’assure qu’un joli logement te servirait beaucoup tout de même. » Vers le milieu du repas il demanda tout à coup :
« Comment l’aviez-vous connu, ce Maréchal ? » Le père Roland leva la tête et chercha dans ses souvenirs :
« Attends, je ne me rappelle plus trop. C’est si vieux. Ah ! Oui, j’y suis. C’est ta mère qui a fait sa connaissance dans la boutique, n’est-ce pas, Louise ? Il était venu commander quelque chose, et puis il est revenu souvent. Nous l’avons connu comme client avant de le connaître comme ami. » Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un à un avec une pointe de sa fourchette, comme s’il les eût embrochés, reprit :
« À quelle époque ça s’est-il fait, cette connaissance-là ? » Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit appel à la mémoire de sa femme :
« En quelle année, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublié, toi qui as un si bon souvenir ? Voyons, c’était en… en… en cinquante-cinq ou cinquante-six ?… Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi ! » Elle chercha quelque temps en effet, puis d’une voix sûre et tranquille :
« C’était en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je suis bien certaine de ne pas me tromper, car c’est l’année où l’enfant eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, que nous connaissions encore très peu, nous a été d’un grand secours. » Roland s’écria : « C’est vrai, c’est vrai, il a été admirable, même ! Comme ta mère n’en pouvait plus de fatigue et que moi j’étais occupé à la boutique, il allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. Vraiment, c’était un brave cœur. Et quand tu as été guéri, tu ne te figures pas comme il fut content et comme il t’embrassait. C’est à partir de ce moment-là que nous sommes devenus de grands amis. » Et cette pensée brusque, violente, entra dans l’âme de Pierre comme une balle qui troue et déchire : « Puisqu’il m’a connu le premier, qu’il fut si dévoué pour moi, puisqu’il m’aimait et m’embrassait tant, puisque je suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il laissé toute sa fortune à mon frère et rien à moi ? » Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbé plutôt que songeur, gardant en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, le germe secret d’un nouveau mal.
Il sortit de bonne heure et se remit à rôder par les rues.
Elles étaient ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauséabonde la nuit. On eût dit une fumée pestilentielle abattue sur la terre. On la voyait passer sur les becs de gaz qu’elle paraissait éteindre par moments. Les pavés des rues devenaient glissants comme par les soirs de verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des égouts, des cuisines pauvres, pour se mêler à l’affreuse senteur de cette brume errante.
Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko.
Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait toujours. En reconnaissant Pierre, qu’il aimait d’un amour de chien fidèle, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la groseillette.
« Eh bien ! demanda le docteur, où en êtes-vous avec votre liqueur ? » Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafés de la ville consentaient à la lancer dans la circulation, et comment Le Phare de la côte et Le Sémaphore havrais lui feraient de la réclame en échange de quelques produits pharmaceutiques mis à la disposition des rédacteurs.
Après un long silence, Marowsko demanda si Jean, décidément, était en possession de sa fortune ; puis il fit encore deux ou trois questions vagues sur le même sujet. Son dévouement ombrageux pour Pierre se révoltait de cette préférence. Et Pierre croyait l’entendre penser, devinait, comprenait, lisait dans ses yeux détournés, dans le ton hésitant de sa voix, les phrases qui lui venaient aux lèvres et qu’il ne disait pas, qu’il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si cauteleux.
Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait : « Vous n’auriez pas dû lui laisser accepter cet héritage qui fera mal parler de votre mère. » Peut-être même croyait-il que Jean était le fils de Maréchal. Certes il le croyait ! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraître vraisemblable, probable, évidente ? Mais lui-même, lui Pierre, le fils, depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes les subtilités de son cœur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas contre ce soupçon terrible ?
Et de nouveau, tout à coup, le besoin d’être seul pour songer, pour discuter cela avec lui-même, pour envisager hardiment, sans scrupules, sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si dominateur qu’il se leva sans même boire son verre de groseillette, serra la main du pharmacien stupéfait et se replongea dans le brouillard de la rue.
Il se disait : « Pourquoi ce Maréchal a-t-il laissé toute sa fortune à Jean ? » Ce n’était plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce n’était plus cette envie un peu basse et naturelle qu’il savait cachée en lui et qu’il combattait depuis trois jours, mais la terreur d’une chose épouvantable, la terreur de croire lui-même que Jean, que son frère était le fils de cet homme !
Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même se poser cette question criminelle ! Cependant il fallait que ce soupçon si léger, si invraisemblable, fût rejeté de lui, complètement, pour toujours. Il lui fallait la lumière, la certitude, il fallait dans son cœur la sécurité complète, car il n’aimait que sa mère au monde.
Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs, dans sa raison, l’enquête minutieuse d’où résulterait l’éclatante vérité. Après cela ce serait fini, il n’y penserait plus, plus jamais. Il irait dormir.