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Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa l’âme de Pierre. Maréchal avait été blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant un petit portrait miniature vu autrefois, à Paris, sur la cheminée de leur salon, et disparu à présent.

Où était-il ? Perdu, ou caché ? Oh ! S’il pouvait le tenir rien qu’une seconde ! Sa mère l’avait gardé peut-être dans le tiroir inconnu où l’on serre les reliques d’amour.

Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante qu’il poussa un gémissement, une de ces courtes plaintes arrachées à la gorge par les douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle n’eût entendu, comme si elle l’eût compris et lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla tout près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les voix du vent et des vagues, se répandit dans les ténèbres sur la mer invisible ensevelie sous les brouillards.

Alors, à travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils s’élevèrent de nouveau dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels poussés par les grands paquebots aveugles.

Puis tout se tut encore.

Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d’être là, réveillé de son cauchemar.

« Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère. » Et un flot d’amour et d’attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son cœur. Sa mère ! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il pu la suspecter ? Est-ce que l’âme, est-ce que la vie de cette femme simple, chaste et loyale, n’étaient pas plus claires que l’eau ? Quand on l’avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable ? Et c’était lui, le fils, qui avait douté d’elle ! Oh ! S’il avait pu la prendre en ses bras en ce moment, comme il l’eût embrassée, caressée, comme il se fût agenouillé pour demander grâce !

Elle aurait trompé son père, elle ?… Son père ! Certes, c’était un brave homme, honorable et probe en affaires, mais dont l’esprit n’avait jamais franchi l’horizon de sa boutique.

Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d’une âme délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et comme mari un homme si différent d’elle ?

Pourquoi chercher ? Elle avait épousé comme les fillettes épousent le garçon doté que présentent les parents. Ils s’étaient installés aussitôt dans leur magasin de la rue Montmartre ; et la jeune femme, régnant au comptoir, animée par l’esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et sacré de l’intérêt commun qui remplace l’amour et même l’affection dans la plupart des ménages commerçants de Paris, s’était mise à travailler avec toute son intelligence active et fine à la fortune espérée de leur maison. Et sa vie s’était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête, sans tendresse !..

Sans tendresse ?… Était-il possible qu’une femme n’aimât point ? Une femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de l’adolescence à la vieillesse sans qu’une fois, seulement, son cœur fût touché ? D’une autre il ne le croirait pas, — pourquoi le croirait-il de sa mère ?

Certes, elle avait pu aimer, comme une autre ! Car pourquoi serait-elle différente d’une autre, bien qu’elle fût sa mère ?

Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui troublent le cœur des jeunes êtres ! Enfermée, emprisonnée dans la boutique à côté d’un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans l’ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux.

Elle l’avait aimé. Pourquoi pas ? C’était sa mère ! Eh bien ! Fallait-il être aveugle et stupide au point de rejeter l’évidence parce qu’il s’agissait de sa mère ?

S’était-elle donnée ?… Mais oui, puisque cet homme n’avait pas eu d’autre amie ; — mais oui, puisqu’il était resté fidèle à la femme éloignée et vieillie, — mais oui, puisqu’il avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur fils !..

Et Pierre se leva, frémissant d’une telle fureur qu’il eût voulu tuer quelqu’un ! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de frapper, de meurtrir, de broyer, d’étrangler !

Qui ? Tout le monde, son père, son frère, le mort, sa mère !

Il s’élança pour rentrer. Qu’allait-il faire ?

Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri strident de la sirène lui partit dans la figure.

Sa surprise fut si violente qu’il faillit tomber et recula jusqu’au parapet de granit. Il s’y assit, n’ayant plus de force, brisé par cette commotion.

Le vapeur qui répondit le premier semblait tout proche et se présentait à l’entrée, la marée étant haute.

Pierre se retourna et aperçut son œil rouge, terni de brume.

Puis, sous la clarté diffuse des feux électriques du port, une grande ombre noire se dessina entre les deux jetées. Derrière lui, la voix du veilleur, voix enrouée de vieux capitaine en retraite, criait :

« Le nom du navire ? » Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouée aussi, répondit :

« Santa-Lucia.

— Le pays ?

— Italie.

— Le port ?

— Naples. » Et Pierre devant ses yeux troublés crut apercevoir le panache de feu du Vésuve tandis qu’au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les bosquets d’orangers de Sorrente ou de Castellamare ! Que de fois il avait rêvé de ces noms familiers, comme s’il en connaissait les paysages ! Oh ! S’il avait pu partir, tout de suite, n’importe où, et ne jamais revenir, ne jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu’il était devenu ! Mais non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher dans son lit.

Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des sirènes lui plaisait. Il se releva et se mit à marcher comme un officier qui fait le quart sur un pont.

Un autre navire s’approchait derrière le premier, énorme et mystérieux. C’était un anglais qui revenait des Indes.

Il en vit venir encore plusieurs, sortant l’un après l’autre de l’ombre impénétrable. Puis, comme l’humidité du brouillard devenait intolérable, Pierre se remit en route vers la ville.

Il avait si froid qu’il entra dans un café de matelots pour boire un grog ; et quand l’eau-de-vie poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et la gorge, il sentit en lui renaître un espoir.

Il s’était trompé, peut-être ? Il la connaissait si bien, sa déraison vagabonde ! Il s’était trompé sans doute ? Il avait accumulé les preuves ainsi qu’on dresse un réquisitoire contre un innocent toujours facile à condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu’il aurait dormi, il penserait tout autrement.

Alors il rentra pour se coucher, et, à force de volonté, il finit par s’assoupir.

V

Mais le corps du docteur s’engourdit à peine une heure ou deux dans l’agitation d’un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans l’obscurité de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même que la pensée se fût rallumée en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de l’âme que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble que le malheur, dont le choc nous a seulement heurté la veille, se soit glissé, durant notre repos, dans notre chair elle-même, qu’il meurtrit et fatigue comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il s’assit dans son lit.