Выбрать главу

C’était l’époque des récoltes mûres. À côté des trèfles d’un vert sombre, et des betteraves d’un vert cru, les blés jaunes éclairaient la campagne d’une lueur dorée et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par places, et dans les champs attaqués par les faux, on voyait les hommes se balancer en promenant au ras du sol leur grande lame en forme d’aile.

Après deux heures de marche, le break prit un chemin à gauche, passa près d’un moulin à vent qui tournait, mélancolique épave grise, à moitié pourrie et condamnée, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra dans une jolie cour et s’arrêta devant une maison coquette, auberge célèbre dans le pays.

La patronne, qu’on appelle la belle Alphonsine, s’en vint, souriante, sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hésitaient devant le marchepied trop haut.

Sous une tente, au bord de l’herbage ombragé de pommiers, des étrangers déjeunaient déjà, des Parisiens venus d’Étretat ; et on entendait dans l’intérieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle.

On dut manger dans une chambre, toutes les salles étant pleines. Soudain Roland aperçut contre la muraille des filets à salicoques.

« Ah-ah ! cria-t-il, on pêche du bouquet ici ?

— Oui, répondit Beausire, c’est même l’endroit où on en prend le plus de toute la côte.

— Bigre ! Si nous y allions après déjeuner ? » Il se trouvait justement que la marée était basse à trois heures ; et on décida que tout le monde passerait l’après-midi dans les rochers, à chercher des salicoques.

On mangea peu, pour éviter l’afflux de sang à la tête quand on aurait les pieds dans l’eau. On voulait d’ailleurs se réserver pour le dîner, qui fut commandé magnifique et qui devait être prêt dès six heures, quand on rentrerait.

Roland ne se tenait pas d’impatience. Il voulait acheter les engins spéciaux employés pour cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à ceux dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies.

On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachées sur un cercle de bois, au bout d’un long bâton.

Alphonsine, souriant toujours, les lui prêta. Puis elle aida les deux femmes à faire une toilette improvisée pour ne point mouiller leur robe. Elle offrit des jupes, de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes ôtèrent leurs chaussettes et achetèrent chez le cordonnier du lieu des savates et des sabots.

Puis on se mit en route, le lanet sur l’épaule et la hotte sur le dos. Mme Rosémilly, dans ce costume, était tout à fait gentille, d’une gentillesse imprévue, paysanne et hardie.

La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement relevée et fermée par un point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de petite femme souple et forte. La taille était libre pour laisser aux mouvements leur aisance ; et elle avait trouvé, pour se couvrir la tête, un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés, à qui une branche de tamaris, tenant un côté retroussé, donnait un air mousquetaire et crâne.

Jean, depuis son héritage, se demandait tous les jours s’il l’épouserait ou non. Chaque fois qu’il la revoyait, il se sentait décidé à en faire sa femme, puis, dès qu’il se trouvait seul, il songeait qu’en attendant on a le temps de réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant, car elle ne possédait qu’une douzaine de mille francs de revenu, mais en biens-fonds, en fermes et en terrains dans Le Havre, sur les bassins ; et cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune était donc à peu près équivalente, et la jeune veuve assurément lui plaisait beaucoup.

En la regardant marcher devant lui ce jour-là, il pensait :

« Allons, il faut que je me décide. Certes, je ne trouverai pas mieux. » Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers la falaise ; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de quatre-vingts mètres. Dans l’encadrement des côtes vertes, s’abaissant à droite et à gauche, un grand triangle d’eau, d’un bleu d’argent sous le soleil, apparaissait au loin, et une voile, à peine visible, avait l’air d’un insecte là-bas. Le ciel plein de lumière se mêlait tellement à l’eau qu’on ne distinguait point du tout où finissait l’un et où commençait l’autre ; et les deux femmes, qui précédaient les trois hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrées dans leurs corsages.

Jean, l’œil allumé, regardait fuir devant lui la cheville mince, la jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme Rosémilly. Et cette fuite activait son désir, le poussait aux résolutions décisives que prennent brusquement les hésitants et les timides. L’air tiède, où se mêlait à l’odeur des côtes, des ajoncs, des trèfles et des herbes, la senteur marine des roches découvertes, l’animait encore en le grisant doucement, et il se décidait un peu plus à chaque pas, à chaque seconde, à chaque regard jeté sur la silhouette alerte de la jeune femme ; il se décidait à ne plus hésiter, à lui dire qu’il l’aimait et qu’il désirait l’épouser. La pêche lui servirait, facilitant leur tête-à-tête ; et ce serait en outre un joli cadre, un joli endroit pour parler d’amour, les pieds dans un bassin d’eau limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des crevettes.

Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au bord de l’abîme, ils aperçurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte à peu près, un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés, renversés, entassés les uns sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse et mouvementée qui courait à perte de vue vers le sud, formée par les éboulements anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouée, eût-on dit, par es sursauts de volcan, les rocs tombés semblaient les ruines d’une grande cité disparue qui regardait autrefois l’Océan, dominée elle-même par la muraille blanche et sans fin de la falaise.

« Ça, c’est beau », dit en s’arrêtant Mme Rosémilly.

Jean l’avait rejointe, et, le cœur ému, lui offrait la main pour descendre l’étroit escalier taillé dans la roche.

Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses courtes jambes, tendait son bras replié à Mme Roland étourdie par le vide.

Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut traîner son père, tellement troublé par le vertige, qu’il se laissait glisser, de marche en marche, sur son derrière.

Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, allaient vite, et soudain ils aperçurent, à côté d’un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu de la valleuse, un filet d’eau claire jaillissant d’un petit trou de la falaise. Il se répandait d’abord en un bassin grand comme une cuvette qu’il s’était creusé lui-même, puis tombant en cascade haute de deux pieds à peine, il s’enfuyait à travers le sentier, où avait poussé un tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, à travers la plaine soulevée où s’entassaient les éboulements.

« Oh ! Que j’ai soif ! » s’écria Mme Rosémilly.

Mais comment boire ? Elle essayait de recueillir dans le fond de sa main l’eau qui lui fuyait à travers les doigts. Jean eut une idée, mit une pierre dans le chemin ; et elle s’agenouilla dessus afin de puiser à la source même avec ses lèvres qui se trouvaient ainsi à la même hauteur.