Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes brillantes semées par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, Jean penché vers elle murmura :
« Comme vous êtes jolie ! » Elle répondit, sur le ton qu’on prend pour gronder un enfant :
« Voulez-vous bien vous taire ? » C’étaient les premières paroles un peu galantes qu’ils échangeaient.
« Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous avant qu’on nous rejoigne. » Il apercevait, en effet, tout près d’eux maintenant, le dos du capitaine Beausire qui descendait à reculons afin de soutenir par les deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours glisser, calé sur son fond de culotte en se traînant sur les pieds et sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le précédait en surveillant ses mouvements.
Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pente contournant les blocs énormes tombés autrefois de la montagne. Mme Rosémilly et Jean se mirent à courir et furent bientôt sur le galet. Ils le traversèrent pour gagner les roches.
Elles s’étendaient en une longue et plate surface couverte d’herbes marines et où brillaient d’innombrables flaques d’eau. La mer basse était là-bas, très loin, derrière cette plaine gluante de varechs, d’un vert luisant et noir.
Jean releva son pantalon jusqu’au-dessus du mollet et ses manches jusqu’au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit : « En avant ! » et sauta avec résolution dans la première mare rencontrée.
Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer dans l’eau tout à l’heure, la jeune femme tournait autour de l’étroit bassin, à pas craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses.
« Voyez-vous quelque chose ? disait-elle.
— Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l’eau.
— Si vous ne voyez que cela, vous n’aurez pas une fameuse pêche. » Il murmura d’une voix tendre :
« Oh ! De toutes les pêches c’est encore celle que je préférerais faire. » Elle riait :
« Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votre filet.
— Pourtant… si vous vouliez ?
— Je veux vous voir prendre des salicoques… et rien de plus… pour le moment.
— Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n’y a rien ici. » Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras.
Elle s’appuyait, un peu craintive, et lui, tout à coup, se sentait envahi par l’amour, soulevé de désirs, affamé d’elle, comme si le mal qui germait en lui avait attendu ce jour-là pour éclore.
Ils arrivèrent bientôt auprès d’une crevasse plus profonde, où flottaient sous l’eau frémissante et coulant vers la mer lointaine par une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorées, des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager.
Mme Rosémilly s’écria :
« Tenez, tenez, j’en vois une, une grosse, une très grosse là-bas ! » Il l’aperçut à son tour, et descendit dans le trou résolument, bien qu’il se mouillât jusqu’à la ceinture.
Mais la bête remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le filet. Jean la poussait vers les varechs, sûr de l’y prendre. Quand elle se sentit bloquée, elle glissa d’un brusque élan par-dessus le lanet, traversa la mare et disparut.
La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put retenir ce cri :
« Oh ! Maladroit ! » Il fut vexé, et d’un mouvement irréfléchi traîna son filet dans un fond plein d’herbes. En le ramenant à la surface de l’eau, il vit dedans trois grosses salicoques transparentes, cueillies à l’aveuglette dans leur cachette invisible.
Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly qui n’osait point les prendre, par peur de la pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est armée.
Elle s’y décida pourtant, et pinçant entre deux doigts le bout effilé de leur barbe, elle les mit, l’une après l’autre, dans sa hotte, avec un peu de varech qui les conserverait vivantes.
Puis ayant trouvé une flaque d’eau moins creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu suffoquée par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit à pêcher elle-même. Elle était adroite et rusée, ayant la main souple et le flair de chasseur qu’il fallait. Presque à chaque coup, elle ramenait des bêtes trompées et surprises par la lenteur ingénieuse de sa poursuite.
Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas à pas, la frôlait, se penchait sur elle, simulait un grand désespoir de sa maladresse, voulait apprendre.
« Oh ! Montrez-moi, disait-il, montrez-moi ! » Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, l’un contre l’autre, dans l’eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace limpide, Jean souriait à cette tête voisine qui le regardait d’en bas, et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber dessus.
« Ah ! Que vous êtes ennuyeux ! disait la jeune femme ; mon cher, il ne faut jamais faire deux choses à la fois. » Il répondit :
« Je n’en fais qu’une. Je vous aime. » Elle se redressa, et d’un ton sérieux :
« Voyons, qu’est-ce qui Vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu la tête ?
— Non, je n’ai pas perdu la tête. Je vous aime, et j’ose, enfin, vous le dire. » Ils étaient debout maintenant dans la mare salée qui les mouillait jusqu’aux mollets, et les mains ruisselantes appuyées sur leurs filets, ils se regardaient au fond des yeux.
Elle reprit, d’un ton plaisant et contrarié :
« Que vous êtes malavisé de me parler de ça en ce moment !
Ne pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gâter ma pêche ? » Il murmura :
« Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis longtemps. Aujourd’hui vous m’avez grisé à me faire perdre la raison. » Alors, tout à coup, elle sembla en prendre son parti, se résigner à parler d’affaires et à renoncer aux plaisirs.
« Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer tranquillement. » Ils grimpèrent sur un roc un peu haut, et lorsqu’ils y furent installés côte à côte, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit :
« Mon cher ami, vous n’êtes plus un enfant et je ne suis pas une jeune fille. Nous savons fort bien l’un et l’autre de quoi il s’agit, et nous pouvons peser toutes les conséquences de nos actes. Si vous vous décidez aujourd’hui à me déclarer votre amour, je suppose naturellement que vous désirez m’épouser. » Il ne s’attendait guère à cet exposé net de la situation, et il répondit niaisement :
« Mais oui.
— En avez-vous parlé à votre père et à votre mère ?
— Non, je voulais savoir si vous m’accepteriez. » Elle lui tendit sa main encore mouillée, et comme il y mettait la sienne avec élan :
« Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais n’oubliez point que je ne voudrais pas déplaire à vos parents.
— Oh ! Pensez-vous que ma mère n’a rien prévu et qu’elle vous aimerait comme elle vous aime si elle ne désirait pas un mariage entre nous ?
— C est vrai, je suis un peu troublée. » Ils se turent. Et il s’étonnait, lui, au contraire qu’elle fût si peu troublée, si raisonnable. Il s’attendait à des gentillesses galantes, à des refus qui disent oui, à toute une coquette comédie d’amour mêlée à la pêche, dans le clapotement de l’eau !
Et c’était fini, il se sentait lié, marié, en vingt paroles. Ils n’avaient plus rien à se dire puisqu’ils étaient d’accord et ils demeuraient maintenant un peu embarrassés tous deux de ce qui s’était passé, si vite, entre eux, un peu confus même, n’osant plus parler, n’osant plus pêcher, ne sachant que faire.