La voix de Roland les sauva :
« Par ici, par ici, les enfants ! Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce gaillard-là. » Le capitaine, en effet, faisait une pêche merveilleuse.
Mouillé jusqu’aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d’un seul coup d’œil les meilleures places, et fouillant, d’un mouvement lent et sûr de son lanet, toutes les cavités cachées sous les varechs.
Et les belles salicoques transparentes, d’un blond gris, frétillaient au fond de sa main quand il les prenait d’un geste sec pour les jeter dans sa hotte.
Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l’imitant de son mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour se donner tout entière à cette joie enfantine de ramasser des bêtes sous les herbes flottantes.
Roland s’écria tout à coup :
« Tiens, Mme Roland qui nous rejoint. » Elle était restée d’abord seule avec Pierre sur la plage, car ils n’avaient envie ni l’un ni l’autre de s’amuser à courir dans les roches et à barboter dans les flaques ; et pourtant ils hésitaient à demeurer ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d’elle et de lui-même, peur de sa cruauté qu’il ne maîtrisait point.
Ils s’assirent donc, l’un près de l’autre, sur le galet.
Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmée par l’air marin, devant le vaste et doux horizon d’eau bleue moirée d’argent, pensaient en même temps : « Comme il aurait fait bon ici, autrefois ! » Elle n’osait point parler à Pierre, sachant bien qu’il répondrait une dureté ; et il n’osait pas parler à sa mère sachant aussi que, malgré lui, il le ferait avec violence.
Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou quatre petits cailloux qu’elle faisait passer d’une main dans l’autre, d’un geste lent et machinal. Puis son regard indécis, qui errait devant elle, aperçut, au milieu des varechs, son fils Jean qui pêchait avec Mme Rosémilly. Alors elle les suivit, épiant leurs mouvements, comprenant confusément, avec son instinct de mère, qu’ils ne causaient point comme tous les jours. Elle les vit se pencher côte à côte quand ils se regardaient dans l’eau, demeurer debout face à face quand ils interrogeaient leur cœur, puis grimper et s’asseoir sur le rocher pour s’engager l’un envers l’autre.
Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, semblaient seules au milieu de l’horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de falaises, quelque chose de grand et de symbolique.
Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses lèvres.
Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit :
« Qu’est-ce que tu as donc ? » Il ricanait toujours :
« Je m’instruis. J’apprends comment on se prépare à être cocu. » Elle eut un sursaut de colère, de révolte, choquée du mot, exaspérée de ce qu’elle croyait comprendre.
« Pour qui dis-tu ça ?
— Pour Jean, parbleu ! C’est très comique de les voir ainsi ! » Elle murmura, d’une voix basse, tremblante d’émotion :
« Oh ! Pierre, que tu es cruel ! Cette femme est la droiture même. Ton frère ne pourrait trouver mieux. » Il se mit à rire tout à fait, d’un rire voulu et saccadé :
« Ah-ah-ah ! La droiture même ! Toutes les femmes sont la droiture même… et tous leurs maris sont cocus. Ah-ah-ah ! » Sans répondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et, au risque de glisser, de tomber dans les trous cachés sous les herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle s’en alla, courant presque, marchant à travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers son autre fils.
En la voyant approcher, Jean lui cria :
« Eh bien ? Maman, tu te décides ? » Sans répondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire :
« Sauve-moi, défends-moi. » Il vit son trouble et, très surpris :
« Comme tu es pâle ! Qu’est-ce que tu as ? » Elle balbutia :
« J’ai failli tomber, j’ai eu peur sur ces rochers. » Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la pêche pour qu’elle y prît intérêt. Mais comme elle ne l’écoutait guère, et comme il éprouvait un besoin violent de se confier à quelqu’un, il l’entraîna plus loin et, à voix basse :
« Devine ce que j’ai fait ?
— Mais… mais… je ne sais pas.
— Devine.
— Je ne… je ne sais pas.
— Eh bien, j’ai dit à Mme Rosémilly que je désirais l’épouser. » Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, l’esprit en détresse au point de ne plus comprendre qu’à peine. Elle répéta :
« L’épouser ?
— Oui, ai-je bien fait ? Elle est charmante, n’est-ce pas ?
— Oui… charmante… tu as bien fait.
— Alors tu m’approuves ?
— Oui… je t’approuve.
— Comme tu dis ça drôlement. On croirait que… que… tu n’es pas contente.
— Mais oui… je suis… contente.
— Bien vrai ?
— Bien vrai. » Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins bras et l’embrassa à plein visage, par grands baisers de mère.
Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où des larmes étaient venues, elle aperçut là-bas sur la plage un corps étendu sur le ventre, comme un cadavre, la figure dans le galet : c’était l’autre, Pierre, qui songeait, désespéré.
Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout près du flot, et ils parlèrent longtemps de ce mariage où se rattachait son cœur.
La mer montant les chassa vers les pêcheurs qu’ils rejoignirent, puis tout le monde regagna la côte. On réveilla Pierre qui feignait de dormir ; et le dîner fut très long, arrosé de beaucoup de vins.
VII
Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillèrent. Beausire et Roland s’abattaient, toutes les cinq minutes, sur une épaule voisine qui les repoussait d’une secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient : « Bien beau temps », et retombaient, presque aussitôt, de l’autre côté.
Lorsqu’on entra dans Le Havre, leur engourdissement était si profond qu’ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausire refusa même de monter chez Jean où le thé les attendait. On dut le déposer devant sa porte.
Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans son logis nouveau ; et une grande joie, un peu puérile, l’avait saisi tout à coup de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée, l’appartement qu’elle habiterait bientôt.
La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu’elle ferait chauffer l’eau et servirait elle-même, car elle n’aimait pas laisser veiller les domestiques, par crainte du feu.
Personne, autre qu’elle, son fils et les ouvriers, n’était encore entré, afin que la surprise fût complète quand on verrait combien c’était joli.
Dans le vestibule, Jean pria qu’on attendît. Il voulait allumer les bougies et les lampes, et il laissa dans l’obscurité Mme Rosémilly, son père et son frère, puis il cria : « Arrivez ! » en ouvrant toute grande la porte à deux battants.
La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres de couleur cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait d’abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut une seconde d’étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura : « Nom d’un chien », saisi par l’envie de battre des mains comme devant les apothéoses.
Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec une étoffe vieille or, pareille à celle des sièges. Le grand salon de consultation très simple, d’un rouge saumon pâle, avait grand air.