« Reste, maman. » Elle le serra dans ses bras et se remit à pleurer ; puis elle reprit, la joue contre sa joue :
« Oui, mais Pierre ? Qu’allons-nous devenir avec lui ? » Jean murmura :
« Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès de lui. » Au souvenir de l’aîné elle fut crispée d’angoisse :
« Non, je ne puis plus, non ! Non ! » Et se jetant sur le cœur de Jean, elle s’écria, l’âme en détresse :
« Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne sais pas… trouve… sauve-moi !
— Oui, maman, je chercherai.
— Tout de suite… il faut… Tout de suite… ne me quitte pas !
J’ai si peur de lui… si peur !
— Oui, je trouverai. Je te promets.
— Oh ! mais vite, vite ! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand je le vois. » Puis il lui murmura tout bas, dans l’oreille :
« Garde-moi ici, chez toi. » Il hésita, réfléchit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de cette combinaison.
Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments précis son affolement et sa terreur.
« Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire demain à Roland que je me suis trouvée malade.
— Ce n’est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aie du courage. J’arrangerai tout, je te le promets, dès demain.
Je serai à neuf heures à la maison. Voyons, mets ton chapeau.
Je vais te reconduire.
— Je ferai ce que tu voudras », dit-elle avec un abandon enfantin, craintif et reconnaissant.
Elle essaya de se lever ; mais la secousse avait été trop forte ; elle ne pouvait encore se tenir sur ses jambes.
Alors il lui fit boire de l’eau sucrée, respirer de l’alcali, et il lui lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et soulagée comme après un accouchement.
Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand ils passèrent à l’hôtel de ville.
Devant la porte de leur logis il l’embrassa et lui dit : « Adieu, maman, bon courage. » Elle monta, à pas furtifs, l’escalier silencieux, entra dans sa chambre, se dévêtit bien vite, et se glissa, avec l’émotion retrouvée des adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.
Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l’avait entendue revenir.
VIII
Quand il fut rentré dans son appartement, Jean s’affaissa sur un divan, car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère des envies de courir et de fuir comme une bête chassée, agissant diversement sur sa nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement, à ne pouvoir gagner son lit, mou de corps et d’esprit, écrasé et désolé. Il n’était point frappé, comme l’avait été Pierre, dans la pureté de son amour filial, dans cette dignité secrète qui est l’enveloppe des cœurs fiers, mais accablé par un coup du destin qui menaçait en même temps ses intérêts les plus chers.
Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie ainsi qu’une eau battue et remuée, il envisagea la situation qu’on venait de lui révéler. S’il eût appris de toute autre manière le secret de sa naissance, il se serait assurément indigné et aurait ressenti un profond chagrin ; mais après sa querelle avec son frère, après cette délation violente et brutale ébranlant ses nerfs, l’émotion poignante de la confession de sa mère le laissa sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, dans un irrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes les saintes susceptibilités de la morale naturelle. D’ailleurs, il n’était pas un homme de résistance. Il n’aimait lutter contre personne et encore moins contre lui-même ; il se résigna donc, et, par un penchant instinctif, par un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille, il s’inquiéta aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour de lui et l’atteindre du même coup. Il les pressentait inévitables, et, pour les écarter, il se décida à des efforts surhumains d’énergie et d’activité. Il fallait que tout de suite, dès le lendemain, la difficulté fût tranchée, car il avait aussi par instants ce besoin impérieux des solutions immédiates qui constitue toute la force des faibles, incapables de vouloir longtemps. Son esprit d’avocat, habitué d’ailleurs à démêler et à étudier les situations compliquées, les questions d’ordre intime, dans les familles troublées, découvrit immédiatement toutes les conséquences prochaines de l’état d’âme de son frère. Malgré lui il en envisageait les suites à un point de vue presque professionnel, comme s’il eût réglé les relations futures de clients après une catastrophe d’ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait impossible. Il l’éviterait facilement en restant chez lui, mais il était encore inadmissible que leur mère continuât à demeurer sous le même toit que son fils aîné.
Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant des combinaisons sans trouver rien qui pût le satisfaire.
Mais une idée soudain l’assaillit : — Cette fortune qu’il avait reçue, un honnête homme la garderait-il ?
Il se répondit : « Non », d’abord, et se décida à la donner aux pauvres. C’était dur, tant pis. Il vendrait son mobilier et travaillerait comme un autre, comme travaillent tous ceux qui débutent. Cette résolution virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser son front contre les vitres. Il avait été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n’en mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient le bec de gaz qui brûlait en face de lui de l’autre côté de la rue. Or, comme une femme attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme Rosémilly, et il reçut au cœur la secousse des émotions profondes nées en nous d’une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes de sa décision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer à épouser cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout. Pouvait-il agir ainsi, maintenant qu’il s’était engagé vis-à-vis d’elle ? Elle l’avait accepté le sachant riche. Pauvre, elle l’accepterait encore ; mais avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice ? Ne valait-il pas mieux garder cet argent comme un dépôt qu’il restituerait plus tard aux indigents ?