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Et dans son âme où l’égoïsme prenait des masques honnêtes, tous les intérêts diffusés luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puis reparaissaient, puis s’effaçaient de nouveau.

Il revint s’asseoir, cherchant un motif décisif, un prétexte tout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiture native. Vingt fois déjà il s’était posé cette question : « Puisque je suis le fils de cet homme, que je le sais et que je l’accepte, n’est-il pas naturel que j’accepte aussi son héritage ? » Mais cet argument ne pouvait empêcher le « non » murmuré par la conscience intime.

Soudain il songea : « Puisque je ne suis pas le fils de celui que j’avais cru être mon père, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne ni équitable. Ce serait voler mon frère. » Cette nouvelle manière de voir l’ayant soulagé, ayant apaisé sa conscience, il retourna vers la fenêtre.

« Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l’héritage de ma famille, que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l’enfant de son père. Cela est juste. Alors n’est-il pas juste aussi que je garde l’argent de mon père à moi ? » Ayant reconnu qu’il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s’étant décidé à l’abandonner intégralement, il consentit donc et se résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant l’une et l’autre, il se trouverait réduit à la pure mendicité.

Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la question de la présence de Pierre dans la famille. Comment l’écarter ?

Il désespérait de découvrir une solution pratique, quand le sifflet d’un vapeur entrant au port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée.

Alors il s’étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu’au jour.

Vers neuf heures il sortit pour s’assurer si l’exécution de son projet était possible. Puis, après quelques démarches et quelques visites, il se rendit à la maison de ses parents. Sa mère l’attendait enfermée dans sa chambre.

« Si tu n’étais pas venu, dit-elle, je n’aurais jamais osé descendre. » On entendit aussitôt Roland qui criait dans l’escalier :

« On ne mange donc point aujourd’hui, nom d’un chien ! » On ne répondit pas, et il hurla :

« Joséphine, nom de Dieu ! Qu’est-ce que vous faites ? »

La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol :

« V’là, M’sieu, qué qui faut ?

— Où est Madame ?

— Madame est en haut avec m’sieu Jean. » Alors il vociféra en levant la tête vers l’étage supérieur :

« Louise ? » Mme Roland entrouvrit la porte et répondit :

« Quoi ? Mon ami.

— On ne mange donc pas, nom d’un chien !

— Voilà, mon ami, nous venons. » Et elle descendit, suivie de Jean.

Roland s’écria en apercevant le jeune homme :

« Tiens, te voilà, toi ! Tu t’embêtes déjà dans ton logis ?

— Non, père, mais j’avais à causer avec maman ce matin. » Jean s’avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur ses doigts l’étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre et imprévue le crispa, l’émotion des séparations et des adieux sans espoir de retour.

Mme Roland demanda :

« Pierre n’est pas arrivé ? » Son mari haussa les épaules :

« Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sans lui. » Elle se tourna vers Jean :

« Tu devrais aller le chercher, mon enfant ; ça le blesse quand on ne l’attend pas.

— Oui, maman, j’y vais. » Et le jeune homme sortit.

Il monta l’escalier, avec la résolution fiévreuse d’un craintif qui va se battre.

Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit : « Entrez. » Il entra.

L’autre écrivait, penché sur sa table.

« Bonjour », dit Jean.

Pierre se leva :

« Bonjour. » Et ils se tendirent la main comme si rien ne s’était passé.

« Tu ne descends pas déjeuner ?

— Mais… c’est que… j’ai beaucoup à travailler. » La voix de l’aîné tremblait, et son œil anxieux demandait au cadet ce qu’il allait faire.

« On t’attend.

— Ah ! Est-ce que… est-ce que notre mère est en bas ?…

— Oui, c’est même elle qui m’a envoyé te chercher.

— Ah, alors… je descends. »

Devant la porte de la salle il hésita à se montrer le premier ; puis il l’ouvrit d’un geste saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis à table, face à face.

Il s’approcha d’elle d’abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot, et s’étant penché il lui tendit son front à baiser comme il faisait depuis quelque temps, au lieu de l’embrasser sur les joues comme jadis. Il devina qu’elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les lèvres sur sa peau, et il se redressa, le cœur battant, après ce simulacre de caresse.

Il se demandait : « Que se sont-ils dit, après mon départ ? » Jean répétait avec tendresse « mère » et « chère maman », prenait soin d’elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alors comprit qu’ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrer leur pensée ! Jean croyait-il sa mère coupable ou son frère un misérable ?

Et tous les reproches qu’il s’était faits d’avoir dit l’horrible chose l’assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la bouche, l’empêchant de manger et de parler.

Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, de quitter cette maison qui n’était plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus à lui que par d’imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur l’heure, n’importe où, sentant que c’était fini, qu’il ne pouvait plus rester près d’eux, qu’il les torturerait toujours malgré lui, rien que par sa présence, et qu’ils lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable supplice.

Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n’écoutant pas, n’entendait point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frère et prit garde au sens des paroles.

Jean disait :

« Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte. On parle de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois prochain. » Roland s’étonnait :

« Déjà ! Je croyais qu’il ne serait pas en état de prendre la mer cet été. — Pardon ; on a poussé les travaux avec ardeur pour que la première traversée ait lieu avant l’automne. J’ai passé ce matin aux bureaux de la Compagnie et j’ai causé avec un des administrateurs.

— Ah-ah ! Lequel ?

— M. Marchand, l’ami particulier du président du conseil d’administration.

— Tiens, tu le connais ?

— Oui. Et puis j’avais un petit service à lui demander.

— Ah ! Alors tu me feras visiter en grand détail la Lorraine dès qu’elle entrera dans le port, n’est-ce pas ?