— Certainement, c’est très facile ! » Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, poursuivre une introuvable transition. Il reprit :
« En somme, c’est une vie très acceptable qu’on mène sur ces grands transatlantiques. On passe plus de la moitié des mois à terre dans deux villes superbes, New York et Le Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut même faire là des connaissances très agréables et très utiles pour plus tard, oui, très utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les économies sur le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille francs par an, sinon plus… » Roland fit un « bigre ! », suivi d’un sifflement qui témoignaient d’un profond respect pour la somme et pour le capitaine.
Jean reprit :
« Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecin a cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, éclairage, chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dix mille au moins, c’est très beau. » Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra ceux de son frère, et le comprit.
Alors, après une hésitation, il demanda :
« Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur un transatlantique ?
— Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections. » Il y eut un long silence, puis le docteur reprit :
« C’est le mois prochain que part la Lorraine ?
— Oui, le sept. » Et ils se turent.
Pierre songeait. Certes ce serait une solution s’il pouvait s’embarquer comme médecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait ; il le quitterait peut-être. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien à sa famille. Il avait dû, l’avant veille, vendre sa montre, car maintenant il ne tendait plus la main devant sa mère ! Il n’avait donc aucune ressource, hors celle-là, aucun moyen de manger d’autre pain que le pain de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit alors, en hésitant un peu :
« Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, moi. » Jean demanda :
« Pourquoi ne pourrais-tu pas ?
— Parce que je ne connais personne à la Compagnie transatlantique. » Roland demeurait stupéfait :
« Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils ? » Pierre murmura :
« Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux meilleurs espoirs. D’ailleurs, ce n’est qu’un début, un moyen d’amasser quelques milliers de francs pour m’établir ensuite. » Son père, aussitôt, fut convaincu :
« Ça, c’est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou sept mille francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu’en penses-tu, Louise ? » Elle répondit d’une voix basse, presque inintelligible :
« Je pense que Pierre a raison. » Roland s’écria :
« Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connais beaucoup ! Il est juge au tribunal de commerce et il s’occupe des affaires de la Compagnie. J’ai aussi M. Lenient, l’armateur, qui est intime avec un des vice-présidents. » Jean demanda à son frère :
« Veux-tu que je tâte aujourd’hui même M. Marchand ?
— Oui, je veux bien. » Pierre reprit, après avoir songé quelques instants :
« Le meilleur moyen serait peut-être encore d’écrire à mes maîtres de l’École de médecine qui m’avaient en grande estime. On embarque souvent sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Des lettres très chaudes des professeurs MasRoussel, Rémusot, Flache et Borriquel enlèveraient la chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il suffirait de faire présenter ces lettres par ton ami M. Marchand au conseil d’administration. » Jean approuvait tout à fait :
« Ton idée est excellente, excellente ! » Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du succès, étant incapable de s’affliger longtemps.
« Tu vas leur écrire aujourd’hui même, dit-il.
— Tout à l’heure, tout de suite. J’y vais. Je ne prendrai pas de café ce matin, je suis trop nerveux. » Il se leva et sortit.
Alors Jean se tourna vers sa mère :
« Toi, maman, qu’est-ce que tu fais ?
— Rien… Je ne sais pas.
— Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly ?
— Mais… oui… oui…
— Tu sais… il est indispensable que j’y aille aujourd’hui.
— Oui… oui… C’est vrai.
— Pourquoi ça, indispensable ? demanda Roland, habitué d’ailleurs à ne jamais comprendre ce qu’on disait devant lui.
— Parce que je lui ai promis d’y aller.
— Ah ! Très bien. C’est différent, alors. » Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient l’escalier pour prendre leurs chapeaux.
Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda :
« Veux-tu mon bras, maman ? » Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l’habitude de marcher côte à côte. Elle accepta et s’appuya sur lui.
Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit :
« Tu vois que Pierre consent parfaitement à s’en aller. » Elle murmura :
« Le pauvre garçon !
— Pourquoi ça, le pauvre garçon ? Il ne sera pas malheureux du tout sur la Lorraine.
— Non… je sais bien, mais je pense à tant de choses. » Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant du même pas que son fils, puis avec cette voix bizarre qu’on prend par moments pour conclure une longue et secrète pensée :
« C’est vilain, la vie ! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on est coupable de s’y abandonner et on le paie bien cher plus tard. » Il fit, très bas :.
— Ne parle plus de ça, maman.
— Est-ce possible ? J’y pense tout le temps.
— Tu oublieras. Elle se tut encore, puis, avec un regret profond :
« Ah ! Comme j’aurais pu être heureuse en épousant un autre homme ! » À présent, elle s’exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l’aspect commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et de son malheur. C’était à cela, à la vulgarité de cet homme, qu’elle devait de l’avoir trompé, d’avoir désespéré un de ses fils et fait à l’autre la plus douloureuse confession dont pût saigner le cœur d’une mère.
Elle murmura : « C’est si affreux pour une jeune fille d’épouser un mari comme le mien. » Jean ne répondait pas.
Il pensait à celui dont il avait cru être jusqu’ici le fils, et peut-être la notion confuse qu’il portait depuis longtemps de la médiocrité paternelle, l’ironie constante de son frère, l’indifférence dédaigneuse des autres et jusqu’au mépris de la bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l’aveu terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins d’être le fils d’un autre ; et après la grande secousse d’émotion de la veille, s’il n’avait pas eu le contrecoup de révolte, d’indignation et de colère redouté par Mme Roland, c’est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de se sentir l’enfant de ce lourdaud bonasse.
Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly.
Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étage d’une grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait toute la rade du Havre.
En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de lui tendre les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l’embrassa, car elle devinait l’intention de sa démarche.
Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujours recouvert de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs, portaient quatre gravures achetées par le premier mari, le capitaine. Elles représentaient des scènes maritimes et sentimentales. On voyait sur la première la femme d’un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à l’horizon la voile qui emporte son homme. Sur la seconde, la même femme, à genoux sur la même côte, se tord les bras en regardant au loin, sous un ciel plein d’éclairs, sur une mer de vagues invraisemblables, la barque de l’époux qui va sombrer.