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Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une classe supérieure de la société.

Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d’un grand paquebot qui s’en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d’un œil mouillé de larmes et de regrets.

Qui a-t-elle laissé derrière elle ?

Puis, la même jeune femme assise près d’une fenêtre ouverte sur l’Océan est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux sur le tapis.

Il est donc mort, quel désespoir !

Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par la tristesse banale de ces sujets transparents et poétiques. On comprenait tout de suite, sans explication et sans recherche, et on plaignait les pauvres femmes, bien qu’on ne sût pas au juste la nature du chagrin de la plus distinguée. Mais ce doute même aidait à la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé !

L’œil, dès l’entrée, était attiré invinciblement vers ces quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s’en écartait que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux sœurs. Il se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné, distingué à la façon d’une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une sensation de propreté et de rectitude qu’accentuait encore le reste de l’ameublement.

Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, les uns contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideaux blancs, immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu’on avait envie de les friper un peu ; et jamais un grain de poussière ne ternissait le globe où la pendule dorée, de style Empire, une mappemonde portée par un Atlas agenouillé, semblait mûrir comme un melon d’appartement.

Les deux femmes, en s’asseyant, modifièrent un peu la place normale de leurs chaises.

« Vous n’êtes pas sortie aujourd’hui ? demanda Mme Roland.

— Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée. » Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le plaisir qu’elle avait pris à cette excursion et à cette pêche.

« Vous savez, disait-elle, que j’ai mangé ce matin mes salicoques. Elles étaient délicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou l’autre cette partie-là… » Le jeune homme l’interrompit :

« Avant d’en commencer une seconde, si nous terminions la première ?

— Comment ça ? Mais il me semble qu’elle est finie.

— Oh ! Madame, j’ai fait, de mon côté, dans ce rocher de Saint-Jouin, une pêche que je veux aussi rapporter chez moi. » Elle prit un air naïf et malin :

« Vous ? Quoi donc ? Qu’est-ce que vous avez trouvé ?

— Une femme ! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n’a pas changé d’avis ce matin. » Elle se mit à sourire :

« Non, Monsieur, je ne change jamais d’avis, moi. » Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit tomber la sienne d’un geste vif et résolu. Et il demanda :

« Le plus tôt possible, n’est-ce pas ?

— Quand vous voudrez.

— Six semaines ?

— Je n’ai pas d’opinion. Qu’en pense ma future belle-mère ? » Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique :

« Oh ! Moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d’avoir bien voulu Jean, car vous le rendrez très heureux.

— On fera ce qu’on pourra, maman. »

Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se leva et, prenant à pleins bras Mme Roland, l’embrassa longtemps comme un enfant ; et sous cette caresse nouvelle une émotion puissante gonfla le cœur malade de la pauvre femme.

Elle n’aurait pu dire ce qu’elle éprouvait. C’était triste et doux en même temps. Elle avait perdu un fils, un grand fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille.

Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, elles se prirent les mains et restèrent ainsi, se regardant et se souriant, tandis que Jean semblait presque oublié d’elles.

Puis elles parlèrent d’un tas de choses auxquelles il fallait songer pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly parut soudain se souvenir d’un détail et demanda :

« Vous avez consulté M. Roland, n’est-ce pas ? » La même rougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut la mère qui répondit :

« Oh ! Non, c’est inutile ! » Puis elle hésita, sentant qu’une explication était nécessaire, et elle reprit :

« Nous faisons tout sans rien lui dire. Il suffit de lui annoncer ce que nous avons décidé. » Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, car le bonhomme comptait si peu.

Quand Mme Roland se retrouva ans la rue avec son fils :

« Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer. » Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l’épouvante de sa maison.

Ils entrèrent chez Jean.

Dès qu’elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa un gros soupir comme si cette serrure l’avait mise en sûreté ; puis, au lieu de se reposer, comme elle l’avait dit, elle commença à ouvrir les armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et des chaussettes. Elle changeait l’ordre établi pour chercher des arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage à son œil de ménagère ; et quand elle eut disposé les choses à son gré, aligné les serviettes, les caleçons et les chemises sur leurs tablettes spéciales, divisé tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son œuvre, et elle dit :

« Jean, viens donc voir comme c’est joli. » Il se leva et admira pour lui faire plaisir.

Soudain, comme il s’était rassis, elle s’approcha de son fauteuil à pas légers, par-derrière, et, lui enlaçant le cou de son bras droit, elle l’embrassa en posant sur la cheminée un petit objet enveloppé dans un papier blanc, qu’elle tenait de l’autre main.

Il demanda :

« Qu’est-ce que c’est ? » Comme elle ne répondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du cadre :

« Donne ! » dit-il.

Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires. Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant l’appartement, alla l’enfermer à double tour, dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux, puis elle dit, d’une voix un peu chevrotante :

« Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me rendre compte. »

IX

Les lettres de recommandation des professeurs MasRoussel, Rémusot, Flache et Borriquel, écrites dans les termes les plus flatteurs pour le Dr Pierre Roland, leur élève, avaient été soumises par M. Marchand au conseil de la Compagnie transatlantique, appuyées par MM. Poulin, juge au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire.

Il se trouvait que le médecin de la Lorraine n’était pas encore désigné, et Pierre eut la chance d’être nommé en quelques jours.

Le pli qui l’en prévenait lui fut remis par la bonne Joséphine, un matin, comme il finissait sa toilette.

Sa première émotion fut celle du condamné à mort à qui on annonce sa peine commuée ; et il sentit immédiatement sa souffrance adoucie un peu par la pensée de ce départ et de cette vie calme toujours bercée par l’eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante.