« Vous autres Français, vous ne tenez pas vos promesses. »
Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et le prenant d’un peu haut :
« Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour se décider à ce que j’ai fait, il faut de puissants motifs ; et vous devriez le comprendre. Au revoir. J’espère que je vous retrouverai plus raisonnable. » Et il sortit.
« Allons, pensait-il, personne n’aura pour moi un regret sincère. » Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu’il connaissait, ou qu’il avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages défilant dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait soupçonner sa mère.
Il hésita, fardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain, se décidant, il pensa : « Elle avait raison, après tout. » Et il s’orienta pour retrouver sa rue.
La brasserie était, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de fumée. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c’était un jour de fête, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-même servait, courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant pleins de mousse.
Quand Pierre eut trouvé une place, non loin du comptoir, il attendit, espérant que la bonne le verrait et le reconnaîtrait.
Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d’œil, trottant menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil.
Il finit par frapper la table d’une pièce d’argent. Elle accourut :
« Que désirez-vous, Monsieur ? » Elle ne le regardait pas, l’esprit perdu dans le calcul des consommations servies.
« Eh bien ! fit-il, c’est comme ça qu’on dit bonjour à ses amis ? » Elle fixa ses yeux sur lui, et d’une voix pressée :
« Ah ! C’est vous. Vous allez bien. Mais je n’ai pas le temps aujourd’hui. C’est un bock que vous voulez ?
— Oui, un bock. » Quand elle l’apporta, il reprit :
« Je viens te faire mes adieux. Je pars. » Elle répondit avec indifférence :
« Ah bah ! Où allez-vous ?
— En Amérique.
— On dit que c’est un beau pays. » Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien malavisé pour lui parler ce jour-là. Il y avait trop de monde au café !
Et Pierre s’en alla vers la mer. En arrivant sur la jetée, il vit la Perle qui rentrait portant son père et le capitaine Beausire. Le matelot Papagris ramait ; et les deux hommes, assis à l’arrière, fumaient leur pipe avec un air de parfait bonheur.
Le docteur songea, en les voyant passer : « Bienheureux les simples d’esprit. » Et il s’assit sur un des bancs du brise-lames pour tâcher de s’engourdir dans une somnolence de brute.
Quand il rentra, le soir, à la maison, sa mère lui dit, sans oser lever les yeux sur lui :
« Il va te falloir un tas d’affaires pour partir, et je suis un peu embarrassée. Je t’ai commandé tantôt ton linge de corps et j’ai passé chez le tailleur pour les habits ; mais n’as-tu besoin de rien d’autre, de choses que je ne connais pas, peut-être ? » Il ouvrit la bouche pour dire : « Non, de rien. » Mais il songea qu’il lui fallait au moins accepter de quoi se vêtir décemment, et ce fut d’un ton très calme qu’il répondit :
« Je ne sais pas encore, moi ; je m’informerai à la Compagnie. » Il s’informa, et on lui remit la liste des objets indispensables.
Sa mère, en la recevant de ses mains, le regarda pour la première fois depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l’expression si humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui demandent grâce.
Le 1er octobre, la Lorraine, venant de Saint-Nazaire, entra au port du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination de New York ; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine flottante où serait désormais emprisonnée sa vie.
Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l’escalier sa mère qui l’attendait et qui murmura d’une voix à peine intelligible :
« Tu ne veux pas que je t’aide à t’installer sur ce bateau ?
— Non, merci, tout est fini. » Elle murmura :
« Je désire tant voir ta chambrette.
— Ce n’est pas la peine. C’est très laid et très petit. » Il passa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême.
Or Roland, qui visita la Lorraine ce jour-là même, ne parla pendant le dîner que de ce magnifique navire et s’étonna beaucoup que sa femme n’eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait s’embarquer dessus.
Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours qui suivirent. Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter tout le monde. Mais la veille de son départ il parut soudain très changé, très adouci. Il demanda, au moment d’embrasser ses parents avant d’aller coucher à bord pour la première fois :
« Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau ? » Roland s’écria :
« Mais oui, mais oui, parbleu. N’est-ce pas, Louise ?
— Mais certainement », dit-elle tout bas.
Pierre reprit :
« Nous partons à onze heures juste. Il faut être là-bas à neuf heures et demie au plus tard.
— Tiens ! s’écria son père, une idée. En te quittant nous courrons bien vite nous embarquer sur la Perle afin de t’attendre hors des jetées et de te voir encore une fois. N’est-ce pas, Louise ?
— Oui, certainement. » Roland reprit :
« De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre le môle quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais reconnaître les siens dans le tas. Ça te va ?
— Mais oui, ça me va. C’est entendu. » Une heure plus tard il était étendu dans son petit lit marin, étroit et long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant à tout ce qui s’était passé depuis deux mois dans sa vie, et surtout dans son âme. À force d’avoir souffert et fait souffrir les autres, sa douleur agressive et vengeresse s’était fatiguée, comme une lame émoussée. Il n’avait presque plus le courage d’en vouloir à quelqu’un et de quoi que ce soit, et il laissait aller sa révolte à vau-l’eau à la façon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las de frapper, las de détester, las de tout, qu’il n’en pouvait plus et tâchait d’engourdir son cœur dans l’oubli, comme on tombe dans le sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du navire, bruits légers, à peine perceptibles en cette nuit calme du port ; et de sa blessure jusque-là si cruelle il ne sentait plus aussi que les tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent.
Il avait dormi profondément quand le mouvement des matelots le tira de son repos. Il faisait jour, le train de marée arrivait au quai amenant les voyageurs de Paris.
Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affairés, inquiets, cherchant leurs cabines, s’appelant, se questionnant et se répondant au hasard, dans l’effarement du voyage commencé. Après qu’il eut salué le capitaine et serré la main de son compagnon le commissaire du bord, il entra dans le salon où quelques Anglais sommeillaient déjà dans les coins. La grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés de filets d’or prolongeait indéfiniment dans les glaces la perspective de ses longues tables flanquées de deux lignes illimitées de sièges tournants, en velours grenat. C’était bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son luxe opulent était celui des grands hôtels, des théâtres, des lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l’œil des millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire réservée à la seconde classe, quand il se souvint qu’on avait embarqué la veille au soir un grand troupeau d’émigrants, et il descendit dans l’entrepont.