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— Prévenez-moi.

— Et alors ?

— Je vous laisserai vous guérir en paix.

— Merci bien. »

Et sur le thème de cet amour, ils marivaudèrent tout l’après-midi. Il en fut de même les jours suivants. Acceptant cela comme une drôlerie spirituelle et sans importance, elle le questionnait avec bonne humeur en entrant.

« Comment va votre amour aujourd’hui ? »

Et il lui disait, sur un ton sérieux et léger, tous les progrès de ce mal, tout le travail intime, continu, profond de la tendresse qui naît et grandit. Il s’analysait minutieusement devant elle, heure par heure, depuis la séparation de la veille, avec une façon badine de professeur qui fait un cours ; et elle l’écoutait intéressée, un peu émue, troublée aussi par cette histoire qui semblait celle d’un livre dont elle était l’héroïne. Quand il avait énuméré, avec des airs galants et dégagés, tous les soucis dont il devenait la proie, sa voix, par moments, se faisait tremblante en exprimant par un mot ou seulement par une intonation l’endolorissement de son cœur.

Et toujours elle l’interrogeait, vibrante de curiosité, les yeux fixés sur lui, l’oreille avide de ces choses un peu inquiétantes à entendre, mais si charmantes à écouter.

Quelquefois, en venant près d’elle pour rectifier la pose, il lui prenait la main et essayait de la baiser. D’un mouvement vif elle lui ôtait ses doigts des lèvres et fronçant un peu les sourcils :

« Allons, travaillez », disait-elle.

Il se remettait au travail, mais cinq minutes ne s’étaient pas écoulées sans qu’elle lui posât une question pour le ramener adroitement au seul sujet qui les occupât.

En son cœur maintenant elle sentait naître des craintes. Elle voulait bien être aimée, mais pas trop. Sûre de n’être pas entraînée, elle redoutait de le laisser s’aventurer trop loin, et de le perdre, forcée de le désespérer après avoir paru l’encourager. S’il avait fallu cependant renoncer à cette tendre et marivaudante amitié, à cette causerie qui coulait, roulant des parcelles d’amour comme un ruisseau dont le sable est plein d’or, elle aurait ressenti un gros chagrin, un chagrin pareil à un déchirement.

Quand elle sortait de chez elle pour se rendre à l’atelier du peintre, une joie l’inondait, vive et chaude, la rendait légère et joyeuse. En posant sa main sur la sonnette de l’hôtel d’Olivier, son cœur battait d’impatience, et le tapis de l’escalier était le plus doux que ses pieds eussent jamais pressé.

Cependant Bertin devenait sombre, un peu nerveux, souvent irritable.

Il avait des impatiences aussitôt comprimées, mais fréquentes.

Un jour, comme elle venait d’entrer, il s’assit à côté d’elle, au lieu de se mettre à peindre, et il lui dit :

« Madame, vous ne pouvez ignorer maintenant que ce n’est pas une plaisanterie, et que je vous aime follement. »

Troublée par ce début, et voyant venir la crise redoutée, elle essaya de l’arrêter, mais il ne l’écoutait plus. L’émotion débordait de son cœur, et elle dut l’entendre, pâle, tremblante, anxieuse. Il parla longtemps, sans rien demander, avec tendresse, avec tristesse, avec une résignation désolée ; et elle se laissa prendre les mains qu’il conserva dans les siennes. Il s’était agenouillé sans qu’elle y prît garde, et avec un regard d’halluciné il la suppliait de ne pas lui faire de mal ! Quel mal ? Elle ne comprenait pas et n’essayait pas de comprendre, engourdie dans un chagrin cruel de le voir souffrir, et ce chagrin était presque du bonheur. Tout à coup, elle vit des larmes dans ses yeux et fut tellement émue, qu’elle fit : « Oh ! » prête à l’embrasser comme on embrasse les enfants qui pleurent. Il répétait d’une voix très douce : « Tenez, tenez, je souffre trop », et tout à coup, gagnée par cette douleur, par la contagion des larmes, elle sanglota, les nerfs affolés, les bras frémissants, prêts à s’ouvrir.

Quand elle se sentit tout à coup enlacée par lui et baisée passionnément sur les lèvres, elle voulut crier, lutter, le repousser, mais elle se jugea perdue tout de suite, car elle consentait en résistant, elle se donnait en se débattant, elle l’étreignait en criant : « Non, non, je ne veux pas. »

Elle demeura ensuite bouleversée, la figure sous ses mains, puis tout à coup, elle se leva, ramassa son chapeau tombé sur le tapis, le posa sur sa tête et se sauva, malgré les supplications d’Olivier qui la retenait par sa robe.

Dès qu’elle fut dans la rue, elle eut envie de s’asseoir au bord du trottoir, tant elle se sentait écrasée, les jambes rompues. Un fiacre passait, elle l’appela et dit au cocher : « Allez doucement, promenez-moi où vous voudrez. » Elle se jeta dans la voiture, referma la portière, se blottit au fond, se sentant seule derrière les glaces relevées, seule pour songer.

Pendant quelques minutes, elle n’eut dans la tête que le bruit des roues et les secousses des cahots. Elle regardait les maisons, les gens à pied, les autres en fiacre, les omnibus, avec des yeux vides qui ne voyaient rien ; elle ne pensait à rien non plus, comme si elle se fût donné du temps, accordé un répit avant d’oser réfléchir à ce qui s’était passé.

Puis, comme elle avait l’esprit prompt et nullement lâche, elle se dit : « Voilà, je suis une femme perdue. » Et pendant quelques minutes encore, elle demeura sous l’émotion, sous la certitude du malheur irréparable, épouvantée comme un homme tombé d’un toit et qui ne remue point encore, devinant qu’il a les jambes brisées et ne le voulant point constater.

Mais au lieu de s’affoler sous la douleur qu’elle attendait et dont elle redoutait l’atteinte, son cœur, au sortir de cette catastrophe, restait calme et paisible ; il battait lentement, doucement, après cette chute dont son âme était accablée, et ne semblait point prendre part à l’effarement de son esprit.

Elle répéta, à voix haute, comme pour l’entendre et s’en convaincre : « Voilà, je suis une femme perdue. » Aucun écho de souffrance ne répondit dans sa chair à cette plainte de sa conscience.

Elle se laissa bercer quelque temps par le mouvement de fiacre, remettant à tout à l’heure les raisonnements qu’elle aurait à faire sur cette situation cruelle. Non, elle ne souffrait pas. Elle avait peur de penser, voilà tout, peur de savoir, de comprendre et de réfléchir ; mais, au contraire, il lui semblait sentir dans l’être obscur et impénétrable que crée en nous la lutte incessante de nos penchants et de nos volontés, une invraisemblable quiétude.

Après une demi-heure, peut-être, de cet étrange repos, comprenant enfin que le désespoir appelé ne viendrait pas, elle secoua cette torpeur et murmura : « C’est drôle, je n’ai presque pas de chagrin. »

Alors elle commença à se faire des reproches. Une colère s’élevait en elle, contre son aveuglement et sa faiblesse. Comment n’avait-elle pas prévu cela ; compris que l’heure de cette lutte devait venir ? Que cet homme lui plaisait assez pour la rendre lâche ; et que dans les cœurs les plus droits le désir souffle parfois comme un coup de vent qui emporte la volonté ?

Mais quand elle se fut durement réprimandée et méprisée, elle se demanda avec terreur ce qui allait arriver.

Son premier projet fut de rompre avec le peintre et de ne le plus jamais revoir.

À peine eut-elle pris cette résolution que mille raisons vinrent aussitôt la combattre.

Comment expliquerait-elle cette brouille ? Que dirait-elle à son mari ? La vérité soupçonnée ne serait-elle pas chuchotée, puis répandue partout ?

Ne valait-il pas mieux, pour sauver les apparences, jouer vis-à-vis d’Olivier Bertin lui-même l’hypocrite comédie de l’indifférence et de l’oubli, et lui montrer qu’elle avait effacé cette minute de sa mémoire et de sa vie ?

Mais le pourrait-elle ? Aurait-elle l’audace de paraître ne se rappeler de rien, de regarder avec un étonnement indigné en lui disant : « Que me voulez-vous ? » l’homme dont vraiment elle avait partagé la rapide et brutale émotion ?