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On arrêtait un peu d’avance ces combinaisons, qui semblaient toujours naturelles à M. de Guilleroy.

Deux fois par semaine au moins le peintre dînait chez la comtesse avec quelques amis ; le lundi, il la saluait régulièrement dans sa loge à l’Opéra ; puis ils se donnaient rendez-vous dans telle ou telle maison, où le hasard les amenait à la même heure. Il savait les soirs où elle ne sortait pas, et il entrait alors prendre une tasse de thé chez elle, se sentant chez lui près de sa robe, si tendrement et si sûrement logé dans cette affection mûrie, si capturé par l’habitude de la trouver quelque part, de passer à côté d’elle quelques instants, d’échanger quelques paroles, de mêler quelques pensées, qu’il éprouvait, bien que la flamme vive de sa tendresse fût depuis longtemps apaisée, un besoin incessant de la voir.

Le désir de la famille, d’une maison animée, habitée, du repas en commun, des soirées où l’on cause sans fatigue avec des gens depuis longtemps connus, ce désir du contact, du coudoiement, de l’intimité qui sommeille en tout cœur humain, et que tout vieux garçon promène, de porte en porte, chez ses amis où il installe un peu de lui, ajoutait une force d’égoïsme à ses sentiments d’affection. Dans cette maison où il était aimé, gâté, où il trouvait tout, il pouvait encore reposer et dorloter sa solitude.

Depuis trois jours il n’avait pas revu ses amis, que le retour de leur fille devait agiter beaucoup, et il s’ennuyait déjà, un peu fâché même qu’ils ne l’eussent point appelé plus tôt, et mettant une certaine discrétion à ne les point solliciter le premier.

La lettre de la comtesse le souleva comme un coup de fouet. Il était trois heures de l’après-midi. Il se décida immédiatement à se rendre chez elle pour la trouver avant qu’elle sortît.

Le valet de chambre parut, appelé par un coup de sonnette.

« Quel temps, Joseph ?

— Très beau, Monsieur.

— Chaud ?

— Oui, Monsieur.

— Gilet blanc, jaquette bleue, chapeau gris. »

Il avait toujours une tenue très élégante ; mais bien qu’il fût habillé par un tailleur au style correct, la façon seule dont il portait ses vêtements, dont il marchait, le ventre sanglé dans un gilet blanc, le chapeau de feutre gris, haut de forme, un peu rejeté en arrière, semblait révéler tout de suite qu’il était artiste et célibataire.

Quand il arriva chez la comtesse, on lui dit qu’elle se préparait à faire une promenade au bois. Il fut mécontent et attendit.

Selon son habitude, il se mit à marcher à travers le salon, allant d’un siège à l’autre ou des fenêtres aux murs, dans la grande pièce assombrie par les rideaux. Sur les tables légères, aux pieds dorés, des bibelots de toutes sortes, inutiles, jolis et coûteux, traînaient dans un désordre cherché. C’étaient de petites boîtes anciennes en or travaillé, des tabatières à miniatures, des statuettes d’ivoire, puis des objets en argent mat tout à fait modernes, d’une drôlerie sévère, où apparaissait le goût anglais : un minuscule poêle de cuisine, et dessus, un chat buvant dans une casserole, un étui à cigarettes, simulant un gros pain, une cafetière pour mettre des allumettes, et puis dans un écrin toute une parure de poupée, colliers, bracelets, bagues, broches, boucles d’oreilles avec des brillants, des saphirs, des rubis, des émeraudes, microscopique fantaisie qui semblait exécutée par des bijoutiers de Lilliput.

De temps en temps, il touchait un objet, donné par lui, à quelque anniversaire, le prenait, le maniait, l’examinait avec une indifférence rêvassante, puis le remettait à sa place.

Dans un coin, quelques livres rarement ouverts, reliés avec luxe, s’offraient à la main sur un guéridon porté par un seul pied, devant un petit canapé de forme ronde. On voyait aussi sur ce meuble La Revue des Deux Mondes, un peu fripée, fatiguée, avec des pages cornées, comme si on l’avait lue et relue, puis d’autres publications non coupées, Les Arts modernes, qu’on doit recevoir uniquement à cause du prix, l’abonnement coûtant quatre cents francs par an, et La Feuille libre, mince plaquette à couverture bleue, où se répandent les poètes les plus récents qu’on appelle les « Énervés ».

Entre les fenêtres, le bureau de la comtesse, meuble coquet du dernier siècle, sur lequel elle écrivait les réponses aux questions pressées apportées pendant les réceptions. Quelques ouvrages encore sur ce bureau les livres familiers, enseigne de l’esprit et du cœur dé la femme : Musset, Manon Lescaut, Werther ; et pour montrer qu’on n’était pas étranger aux sensations compliquées et aux mystères de la psychologie, Les Fleurs du mal, Le Rouge et le Noir, La Femme au XVIIIe siècle, Adolphe.

À côté des volumes, un charmant miroir à main chef-d’œuvre d’orfèvrerie, dont la glace était retournée sur un carré de velours brodé, afin qu’on pût admirer sur le dos un curieux travail d’or et d’argent.

Bertin le prit et se regarda dedans. Depuis quelques années il vieillissait terriblement, et bien qu’il jugeât son visage plus original qu’autrefois, il commençait à s’attrister du poids de ses joues et des plissures de sa peau.

Une porte s’ouvrit derrière lui.

« Bonjour, Monsieur Bertin, disait Annette.

— Bonjour, petite, tu vas bien ?

— Très bien, et vous ?

— Comment tu ne me tutoies pas, décidément.

— Non, vrai, ça me gêne.

— Allons donc !

— Oui, ça me gêne. Vous m’intimidez.

— Pourquoi ça ?

— Parce que… parce que vous n’êtes ni assez jeune ni assez vieux !.. »

Le peintre se mit à rire.

« Devant cette raison, je n’insiste point. »

Elle rougit tout à coup, jusqu’à la peau blanche où poussent les premiers cheveux, et reprit confuse :

« Maman m’a chargée de vous dire qu’elle descendait tout de suite, et de vous demander si vous vouliez venir au bois de Boulogne avec nous.

— Oui, certainement. Vous êtes seules ?

— Non, avec la duchesse de Mortemain.

— Très bien, j’en suis.

— Alors, vous permettez que j’aille mettre mon chapeau ?

— Va, mon enfant ! »

Comme elle sortait, la comtesse entra, voilée, prête à partir. Elle tendit ses mains.

« On ne vous voit plus ? Qu’est-ce que vous faites ?

— Je ne voulais pas vous gêner en ce moment.

Dans la façon dont elle prononça « Olivier », elle mit tous ses reproches et tout son attachement.

« Vous êtes la meilleure femme du monde », dit-il, ému par l’intonation de son nom.

Cette petite querelle de cœur finie et arrangée, elle reprit sur le ton des causeries mondaines :

« Nous allons aller chercher la duchesse à son hôtel, et puis, nous ferons un tour de bois. Il va falloir montrer tout ça à Nanette. »

Le landau attendait sous la porte cochère.

Bertin s’assit en face des deux femmes, et la voiture partit au milieu du bruit des chevaux piaffant sous la voûte sonore.

Le long du grand boulevard descendant vers la Madeleine toute la gaieté du printemps nouveau semblait tombée du ciel sur les vivants.

L’air tiède et le soleil donnaient aux hommes des airs de fête, aux femmes des airs d’amour, faisaient cabrioler les gamins et les marmitons blancs qui avaient déposé leurs corbeilles sur les bancs pour courir et jouer avec leurs frères, les jeunes voyous. Les chiens semblaient pressés ; les serins des concierges s’égosillaient ; seules les vieilles rosses attelées aux fiacres allaient toujours de leur allure accablée, de leur trot de moribonds.