Était-ce l’herbe mouillée ou la fleur des marronniers qui ranimait ainsi l’autrefois ? Non. Alors quoi ? Était-ce à son œil qu’il devait cette alerte ? Qu’avait-il vu ? Rien. Parmi les personnes rencontrées, une d’elles peut-être ressemblait à une figure de jadis, et, sans qu’il l’eût reconnue, secouait en son cœur toutes les cloches du passé.
N’était-ce pas un son, plutôt ? Bien souvent un piano entendu par hasard, une voix inconnue, même un orgue de Barbarie jouant sur une place un air démodé, l’avaient brusquement rajeuni de vingt ans, en lui gonflant la poitrine d’attendrissements oubliés.
Mais cet appel continuait, incessant, insaisissable, presque irritant. Qu’y avait-il autour de lui, près de lui, pour raviver de la sorte ses émotions éteintes ?
« Il fait un peu frais, dit-il, allons-nous-en. »
Ils se levèrent et se remirent à marcher.
Il regardait sur les bancs les pauvres assis, ceux pour qui la chaise était une trop forte dépense.
Annette, maintenant, les observait aussi et s’inquiétait de leur existence, de leur profession, s’étonnait qu’ayant l’air si misérable ils vinssent paresser ainsi dans ce beau jardin public.
Et plus encore que tout à l’heure, Olivier remontait les années écoulées. Il lui semblait qu’une mouche ronflait à ses oreilles et les emplissait du bourdonnement confus des jours finis.
La jeune fille, le voyant rêveur, lui demanda :
« Qu’avez-vous ? Vous semblez triste. »
Et il tressaillit jusqu’au cœur. Qui avait dit cela ? Elle ou sa mère ? Non pas sa mère avec sa voix d’à présent, mais avec sa voix d’autrefois, tant changée qu’il venait seulement de la reconnaître.
Il répondit en souriant :
« Je n’ai rien, tu m’amuses beaucoup, tu es très gentille, tu me rappelles ta maman. »
Comment n’avait-il pas remarqué plus vite cet étrange écho de la parole jadis si familière, qui sortait à présent de ces lèvres nouvelles.
« Parle encore, dit-il.
— De quoi ?
— Dis-moi ce que tes institutrices t’ont fait apprendre. Les aimais-tu ? »
Elle se remit à bavarder.
Et il écoutait, saisi par un trouble croissant, il épiait, il attendait, au milieu des phrases de cette fillette presque étrangère à son cœur, un mot, un son, un rire, qui semblaient restés dans sa gorge depuis la jeunesse de sa mère. Des intonations, parfois, le faisaient frémir d’étonnement. Certes, il y avait entre leurs paroles des dissemblances telles qu’il n’en avait pas, tout de suite, remarqué les rapports, telles que, souvent même, il ne les confondait plus du tout ; mais cette différence ne rendait que plus saisissants les brusques réveils du parler maternel. Jusqu’ici, il avait constaté la ressemblance de leurs visages d’un œil amical et curieux, mais voilà que le mystère de cette voix ressuscitée les mêlait d’une telle façon qu’en détournant la tête pour ne plus voir la jeune fille il se demandait par moments si ce n’était pas la comtesse qui lui parlait ainsi, douze ans plus tôt.
Puis, lorsqu’halluciné par cette évocation il se retournait vers elle, il retrouvait encore, à la rencontre de son regard, un peu de cette défaillance que jetait en lui, aux premiers temps de leur tendresse, l’œil de la mère.
Ils avaient fait déjà trois fois le tour du parc, repassant toujours devant les mêmes personnes, les mêmes nourrices, les mêmes enfants.
Annette, à présent, inspectait les hôtels qui entourent ce jardin, et demandait les noms de leurs habitants.
Elle voulait tout savoir sur toutes ces gens, interrogeait avec une curiosité vorace, semblait emplir de renseignements sa mémoire de femme, et, la figure éclairée par l’intérêt, écoutait des yeux autant que de l’oreille.
Mais en arrivant au pavillon qui sépare les deux portes sur le boulevard extérieur, Bertin s’aperçut que quatre heures allaient sonner.
« Oh ! dit-il, il faut rentrer. »
Et ils gagnèrent doucement le boulevard Malesherbes.
Quand il eut quitté la jeune fille, le peintre descendit vers la place de la Concorde, pour faire une visite sur l’autre rive de la Seine.
Il chantonnait, il avait envie de courir, il aurait volontiers sauté par-dessus les bancs, tant il se sentait agile. Paris lui paraissait radieux, plus joli que jamais. « Décidément, pensait-il, le printemps revernit tout le monde. »
Il était dans une de ces heures où l’esprit excité comprend tout avec plus de plaisir, où l’œil voit mieux, semble plus impressionnable et plus clair, où l’on goûte une joie plus vive à regarder et à sentir, comme si une main toute-puissante venait de rafraîchir toutes les couleurs de la terre, de ranimer tous les mouvements des êtres, et de remonter en nous, ainsi qu’une montre qui s’arrête, l’activité des sensations.
Il pensait, en cueillant du regard mille choses amusantes : « Dire qu’il y a des moments où je ne trouve pas de sujets à peindre ! »
Et il se sentait l’intelligence si libre et si clairvoyante que toute son œuvre d’artiste lui parut banale, et qu’il concevait une nouvelle manière d’exprimer la vie, plus vraie et plus originale. Et soudain, l’envie de rentrer et de travailler le saisit, le fit retourner sur ses pas et s’enfermer dans son atelier.
Mais dès qu’il fut seul en face de la toile commencée, cette ardeur qui lui brûlait le sang tout à l’heure, s’apaisa tout à coup. Il se sentit las, s’assit sur son divan et se remit à rêvasser.
L’espèce d’indifférence heureuse dans laquelle il vivait, cette insouciance d’homme satisfait dont presque tous les besoins sont apaisés, s’en allait de son cœur tout doucement, comme si quelque chose lui eût manqué. Il sentait sa maison vide, et désert son grand atelier. Alors, en regardant autour de lui, il lui sembla voir passer l’ombre d’une femme dont la présence lui était douce. Depuis longtemps, il avait oublié les impatiences d’amant qui attend le retour d’une maîtresse, et voilà que, subitement, il la sentait éloignée et la désirait près de lui avec un énervement de jeune homme.
Il s’attendrissait à songer combien ils s’étaient aimés, et il retrouvait en tout ce vaste appartement où elle était si souvent venue, d’innombrables souvenirs d’elle, de ses gestes, de ses paroles, de ses baisers. Il se rappelait certains jours, certaines heures, certains moments ; et il sentait autour de lui le frôlement de ses caresses anciennes.
Il se releva, ne pouvant plus tenir en place, et se mit à marcher en songeant de nouveau que, malgré cette liaison dont son existence avait été remplie, il demeurait bien seul, toujours seul.
Après les longues heures de travail, quand il regardait autour de lui, étourdi par ce réveil de l’homme qui rentre dans la vie, il ne voyait et ne sentait que des murs à la portée de sa main et de sa voix. Il avait dû, n’ayant pas de femme en sa maison et ne pouvant rencontrer qu’avec des précautions de voleur celle qu’il aimait, traîner ses heures désœuvrées en tous les lieux publics où l’on trouve, où l’on achète, des moyens quelconques de tuer le temps. Il avait des habitudes au Cercle, des habitudes au Cirque et à l’Hippodrome, à jour fixe, des habitudes à l’Opéra, des habitudes un peu partout, pour ne pas rentrer chez lui, où il serait demeuré avec joie sans doute s’il y avait vécu près d’elle.