Rocdiane était son ami, et si on avait pu, en certains cas, lui reprocher sa légèreté, on ne pouvait l’accuser m même le soupçonner d’aucune action vraiment suspecte. Musadieu, surpris et embarrassé, se défendait reculait, s’excusait.
« Permettez, disait-il, j’ai entendu ce propos tout à l’heure chez la duchesse de Mortemain. »
Bertin demanda :
« Qui vous a raconté cela ? Une femme, sans doute ?
— Non, pas du tout, le marquis de Farandal. »
Et le peintre, crispé, répondit :
« Cela ne m’étonne pas de lui ! »
Il y eut un silence. La comtesse se remit à travailler. Puis Olivier reprit d’une voix calmée :
« Je sais pertinemment que cela est faux. »
Il ne savait rien, entendant parler pour la première fois de cette aventure.
Musadieu se préparait une retraite, sentant la situation dangereuse, et il parlait déjà de s’en aller pour faire une visite aux Corbelle, quand le comte de Guilleroy parut, revenant de dîner en ville.
Bertin se rassit, accablé, désespérant à présent de se débarrasser du mari.
« Vous ne savez pas, dit le comte, le gros scandale qui court ce soir ? »
Comme personne ne répondait, il reprit :
« Il paraît que Rocdiane a surpris sa femme en conversation criminelle et lui fait payer fort cher cette indiscrétion. »
Alors Bertin, avec des airs désolés, avec du chagrin dans la voix et dans le geste, posant une main sur le genou de Guilleroy répéta en termes amicaux et doux ce que tout à l’heure il avait paru jeter au visage de Musadieu.
Et le comte, à moitié convaincu, fâché d’avoir répété à la légère une chose douteuse et peut-être compromettante, plaidait son ignorance et son innocence. On raconte en effet tant de choses fausses et méchantes !
Soudain, tous furent d’accord sur ceci : que le monde accuse, soupçonne et calomnie avec une déplorable facilité. Et ils parurent convaincus tous les quatre, pendant cinq minutes, que tous les propos chuchotés sont mensonges, que les femmes n’ont jamais les amants qu’on leur suppose, que les hommes ne font jamais les infamies qu’on leur prête, et que la surface, en somme, est bien plus vilaine que le fond.
Bertin, qui n’en voulait plus à Musadieu depuis l’arrivée de Guilleroy, lui dit des choses flatteuses, le mit sur les sujets qu’il préférait, ouvrit la vanne de sa faconde. Et le comte semblait content comme un homme qui porte partout avec lui l’apaisement et la cordialité.
Deux domestiques, venus à pas sourds sur les tapis, entrèrent portant la table à thé où l’eau bouillante fumait dans un joli appareil tout brillant, sous la flamme bleue d’une lampe à esprit-de-vin.
La comtesse se leva, prépara la boisson chaude avec les précautions et les soins que nous ont apportés les Russes, puis offrit une tasse à Musadieu, une autre à Bertin, et revint avec des assiettes contenant des sandwichs aux foies gras et de menues pâtisseries autrichiennes et anglaises.
Le comte s’étant approché de la table mobile où s’alignaient aussi des sirops, des liqueurs et des verres, fit un grog, puis, discrètement, glissa dans la pièce voisine et disparut.
Bertin, de nouveau, se trouva seul en face de Musadieu, et le désir soudain le reprit de pousser dehors ce gêneur qui, mis en verve, pérorait, semait des anecdotes, répétait des mots, en faisait lui-même. Et le peintre, sans cesse, consultait la pendule dont la longue aiguille approchait de minuit. La comtesse vit son regard, comprit qu’il cherchait à lui parler, et, avec cette adresse des femmes du monde habiles à changer par des nuances le ton d’une causerie et l’atmosphère d’un salon, à faire comprendre, sans rien dire, qu’on doit rester ou qu’on doit partir, elle répandit, par sa seule attitude, par l’air de son visage et l’ennui de ses yeux, du froid autour d’elle, comme si elle venait d’ouvrir une fenêtre.
Musadieu sentit ce courant d’air glaçant ses idées, et, sans qu’il se demandât pourquoi, l’envie se fit en lui de se lever et de s’en aller.
Bertin, par savoir-vivre, imita son mouvement. Les deux hommes se retirèrent ensemble en traversant les deux salons, suivis par la comtesse, qui causait toujours avec le peintre. Elle le retint sur le seuil de l’antichambre pour une explication quelconque, pendant que Musadieu, aidé d’un valet de pied, endossait son paletot. Comme Mme de Guilleroy parlait toujours à Bertin l’inspecteur des Beaux-Arts, ayant attendu quelques secondes devant la porte de l’escalier tenue ouverte par l’autre domestique, se décida à sortir seul pour ne point rester debout en face du valet.
La porte doucement fut refermée sur lui, et la comtesse dit à l’artiste avec une parfaite aisance :
« Mais, au fait, pourquoi partez-vous si vite ? Il n’est pas minuit. Restez donc encore un peu. »
Et ils rentrèrent ensemble dans le petit salon.
Dès qu’ils furent assis :
« Dieu ! Que cet animal m’agaçait ! dit-il.
— Et pourquoi ?
— Il me prenait un peu de vous.
— Oh ! Pas beaucoup.
— C’est possible, mais il me gênait.
— Vous êtes jaloux ?
— Ce n’est pas être jaloux que de trouver un homme encombrant. »
Il avait repris son petit fauteuil, et, tout près d’elle maintenant, il maniait entre ses doigts l’étoffe de sa robe en lui disant quel souffle chaud lui passait dans le cœur, ce jour-là.
Elle écoutait, surprise, ravie, et doucement elle posa une main dans ses cheveux blancs qu’elle caressait doucement, comme pour le remercier.
« Je voudrais tant vivre près de vous ! » dit-il.
Il songeait toujours à ce mari, couché, endormi sans doute dans une chambre voisine, et il reprit :
« Il n’y a vraiment que le mariage pour unir deux existences. »
Elle murmura :
« Mon pauvre ami ! » pleine de pitié pour lui, et aussi pour elle.
Il avait posé sa joue sur les genoux de la comtesse, et la regardait avec tendresse, avec une tendresse un peu mélancolique, un peu douloureuse, moins ardente que tout à l’heure, quand il était séparé d’elle par sa fille, son mari et Musadieu.
Elle dit, avec un sourire, en promenant toujours ses doigts légers sur la tête d’Olivier :
« Dieu, que vous êtes blanc ! Vos derniers cheveux noirs ont disparu.
— Hélas ! Je le sais, ça va vite. »
Elle eut peur de l’avoir attristé.
« Oh ! Vous étiez gris très jeune, d’ailleurs. Je vous ai toujours connu poivre et sel.
— Oui, c’est vrai. »
Pour effacer tout à fait la nuance de regret qu’elle avait provoquée elle se pencha et, lui soulevant la tête entre ses deux mains, mit sur son front des baisers lents et tendres, ces longs baisers qui semblent ne pas devoir finir.
Puis ils se regardèrent, cherchant à voir au fond de leurs yeux le reflet de leur affection.
« Je voudrais bien, dit-il, passer une journée entière près de vous. »
Il se sentait tourmenté obscurément par d’inexprimables besoins d’intimité.
Il avait cru, tout à l’heure, que le départ des gens qui étaient là suffirait à réaliser ce désir éveillé depuis le matin, et maintenant qu’il demeurait seul avec sa maîtresse, qu’il avait sur le front la tiédeur de ses mains, et contre la joue, à travers sa robe, la tiédeur de son corps, il retrouvait en lui le même trouble, la même envie d’amour inconnue et fuyante.
Et il s’imaginait à présent que, hors de cette maison, dans les bois peut-être où ils seraient tout à fait seuls, sans personne autour d’eux, cette inquiétude de son cœur serait satisfaite et calmée.
Elle répondit :
« Que vous êtes enfant ! Mais nous nous voyons presque chaque jour. »
Il la supplia de trouver le moyen de venir déjeuner avec lui, quelque part aux environs de Paris, comme ils avaient fait jadis quatre ou cinq fois.