Выбрать главу

DEUXIÈME PARTIE

I

« 20 juillet, Paris. Onze heures du soir.

Mon ami,

ma mère vient de mourir à Roncières. Nous partons à minuit. Ne venez pas, car nous ne prévenons personne. Mais plaignez-moi et pensez à moi.

Votre Any. »
* * *

« 21 juillet, midi.

Ma pauvre amie,

je serais parti malgré vous si je ne m’étais habitué à considérer toutes vos volontés comme des ordres. Je pense à vous depuis hier avec une douleur poignante. Je songe à ce voyage muet que vous avez fait cette nuit en face de votre fille et de votre mari, dans ce wagon à peine éclairé qui vous traînait vers votre morte. Je vous voyais sous le quinquet huileux tous les trois, vous pleurant et Annette sanglotant. J’ai vu votre arrivée à la gare, l’horrible trajet dans la voiture, l’entrée au château au milieu des domestiques, votre élan dans l’escalier, vers cette chambre, vers ce lit où elle est couchée, votre premier regard sur elle, et votre baiser sur sa maigre figure immobile. Et j’ai pensé à votre cœur, à votre pauvre cœur, à ce pauvre cœur dont la moitié est à moi et qui se brise, qui souffre tant, qui vous étouffe et qui me fait tant de mal aussi, en ce moment.

Je baise vos yeux pleins de larmes avec une profonde pitié.

Olivier. »
* * *

« 24 juillet, Roncières.

Votre lettre m’aurait fait du bien, mon ami, si quelque chose pouvait me faire du bien en ce malheur horrible où je suis tombée. Nous l’avons enterrée hier, et depuis que son pauvre corps inanimé est sorti de cette maison, il me semble que je suis seule sur la terre. On aime sa mère presque sans le savoir, sans le sentir, car cela est naturel comme de vivre ; et on ne s’aperçoit de toute la profondeur des racines de cet amour qu’au moment de la séparation dernière. Aucune autre affection n’est comparable à celle-là, car toutes les autres sont de rencontre, et celle-là est de naissance ; toutes les autres nous sont apportées plus tard par les hasards de l’existence, et celle-là vit depuis notre premier jour dans notre sang même. Et puis, et puis, ce n’est pas seulement une mère qu’on a perdue, c’est toute notre enfance elle-même qui disparaît à moitié, car notre petite vie de fillette était à elle autant qu’à nous. Seule elle la connaissait comme nous, elle savait un tas de choses lointaines insignifiantes et chères qui sont, qui étaient les douces premières émotions de notre cœur. À elle seule je pouvais dire encore : « Te rappelles-tu, mère, le jour où… ? Te rappelles-tu, mère, la poupée de porcelaine que grand-maman m’avait donnée ? » Nous marmottions toutes les deux un long et doux chapelet de menus et mièvres souvenirs que personne sur la terre ne sait plus, que moi. C’est donc une partie de moi qui est morte, la plus vieille, la meilleure. J’ai perdu le pauvre cœur où la petite fille que j’étais vivait encore tout entière. Maintenant personne ne la connaît plus, personne ne se rappelle la petite Anne, ses jupes courtes, ses rires et ses mines.

Et un jour viendra, qui n’est peut-être pas bien loin, où je m’en irai à mon tour, laissant seule dans ce monde ma chère Annette, comme maman m’y laisse aujourd’hui. Que tout cela est triste, dur, cruel ! On n’y songe jamais, pourtant ; on ne regarde pas autour de soi la mort prendre quelqu’un à tout instant, comme elle nous prendra bientôt. Si on la regardait, si on y songeait, si on n’était pas distrait, réjoui et aveuglé par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous.

Je suis si brisée, si désespérée, que je n’ai plus la force de rien faire. Jour et nuit je pense à ma pauvre maman, clouée dans cette boue, enfouie sous cette terre, dans ce champ, sous la pluie, et dont la vieille figure que j’embrassais avec tant de bonheur n’est plus qu’une pourriture affreuse. Oh ! Quelle horreur, mon ami, quelle horreur !

Quand j’ai perdu papa, je venais de me marier, et je n’ai pas senti toutes ces choses comme aujourd’hui. Oui, plaignez-moi, pensez à moi, écrivez-moi. J’ai tant besoin de vous à présent.

Anne. »
* * *

« Paris, 25 juillet.

Ma pauvre amie,

votre chagrin me fait une peine horrible. Et je ne vois pas non plus la vie en rose. Depuis votre départ je suis perdu, abandonné, sans attache et sans refuge. Tout me fatigue, m’ennuie et m’irrite. Je pense sans cesse à vous et à notre Annette, je vous sens loin toutes les deux quand j’aurais tant besoin que vous fussiez près de moi.

C’est extraordinaire comme je vous sens loin et comme vous me manquez. Jamais, même aux jours où j’étais jeune, vous ne m’avez été tout, comme en ce moment. J’ai pressenti depuis quelque temps cette crise, qui doit être un coup de soleil de l’été de la Saint-Martin. Ce que j’éprouve est même si bizarre, que je veux vous le raconter. Figurez-vous que, depuis votre absence, je ne peux plus me promener. Autrefois, et même pendant les mois derniers, j’aimais beaucoup m’en aller tout seul par les rues en flânant, distrait par les gens et les choses, goûtant la joie de voir et le plaisir de battre le pavé d’un pied joyeux. J’allais devant moi sans savoir où, pour marcher, pour respirer, pour rêvasser. Maintenant je ne peux plus. Dès que je descends dans la rue, une angoisse m’oppresse, une peur d’aveugle qui a lâché son chien. Je deviens inquiet exactement comme un voyageur qui a perdu la trace d’un sentier dans un bois, et il faut que je rentre. Paris me semble vide, affreux, troublant. Je me demande : « Où vais-je aller ? » Je me réponds : « Nulle part, puisque je me promène. » Eh bien, je ne peux pas, je ne peux plus me promener sans but. La seule pensée de marcher devant moi m’écrase de fatigue et m’accable d’ennui. Alors je vais traîner ma mélancolie au Cercle.

Et savez-vous pourquoi ? Uniquement parce que vous n’êtes plus ici. J’en suis certain. Lorsque je vous sais à Paris, il n’y a plus de promenade inutile, puisqu’il est possible que je vous rencontre sur le premier trottoir venu. Je peux aller partout parce que vous pouvez être partout. Si je ne vous aperçois point, je puis au moins trouver Annette qui est une émanation de vous. Vous me mettez, l’une et l’autre, de l’espérance plein les rues, l’espérance de vous reconnaître, soit que vous veniez de loin vers moi, soit que je vous devine en vous suivant. Et alors la ville me devient charmante, et les femmes dont la tournure ressemble à la vôtre agitent mon cœur de tout le mouvement des rues, entretiennent mon attente, occupent mes yeux, me donnent une sorte d’appétit de vous voir.

Vous allez me trouver bien égoïste, ma pauvre amie, moi qui vous parle ainsi de ma solitude de vieux pigeon roucoulant, alors que vous pleurez des larmes douloureuses. Pardonnez-moi, je suis tant habitué à être gâté par vous, que je crie : « Au secours » quand je ne vous ai plus.

Je baise vos pieds pour que vous ayez pitié de moi.

Olivier. »