« Roncières, 30 juillet.
Mon ami,
merci pour votre lettre ! J’ai tant besoin de savoir que vous m’aimez ! Je viens de passer par des jours affreux. J’ai cru vraiment que la douleur allait me tuer à mon tour. Elle était en moi, comme un bloc de souffrance enfermé dans ma poitrine, et qui grossissait sans cesse, m’étouffait, m’étranglait. Le médecin qu’on avait appelé, afin qu’il apaisât les crises de nerfs que j’avais quatre ou cinq fois par jour, m’a piquée avec de la morphine, ce qui m’a rendue presque folle, et les grandes chaleurs que nous traversons aggravaient mon état, me jetaient dans une surexcitation qui touchait au délire. Je suis un peu calmée depuis le gros orage de vendredi. Il faut vous dire que, depuis le jour de l’enterrement, je ne pleurais plus du tout, et voilà que, pendant l’ouragan dont l’approche m’avait bouleversée, j’ai senti tout d’un coup que les larmes commençaient à me sortir des yeux, lentes, rares, petites, brûlantes. Oh ! Ces premières larmes, comme elles font mal ! Elles me déchiraient comme si elles eussent été des griffes, et j’avais la gorge serrée à ne plus laisser passer mon souffle. Puis, ces larmes devinrent plus rapides, plus grosses, plus tièdes. Elles s’échappaient de mes yeux comme d’une source, et il en venait tant, tant, tant, que mon mouchoir en fut trempé, et qu’il fallut en prendre un autre. Et le gros bloc de chagrin semblait s’amollir, se fendre, couler par mes yeux.
Depuis ce moment-là, je pleure du matin au soir, et cela me sauve. On finirait par devenir vraiment fou, ou par mourir, si on ne pouvait pas pleurer. Je suis bien seule aussi. Mon mari fait des tournées dans le pays, et j’ai tenu à ce qu’il emmenât Annette afin de la distraire et de la consoler un peu. Ils s’en vont en voiture ou à cheval jusqu’à huit ou dix lieues de Roncières, et elle me revient rose de jeunesse, malgré sa tristesse, et les yeux tout brillants de vie, tout animés par l’air de la campagne et la course qu’elle a faite. Comme c’est beau d’avoir cet âge-là ! Je pense que nous allons rester ici encore quinze jours ou trois semaines ; puis, malgré le mois d’août, nous rentrerons à Paris pour la raison que vous savez.
Je vous envoie tout ce qui me reste de mon cœur.
« Paris, 4 août.
Je n’y tiens plus, ma chère amie ; il faut que vous reveniez, car il va certainement m’arriver quelque chose. Je me demande si je ne suis pas malade, tant j’ai le dégoût de tout ce que je faisais depuis si longtemps avec un certain plaisir ou avec une résignation indifférente. D’abord, il fait si chaud à Paris, que chaque nuit représente un bain turc de huit ou neuf heures. Je me lève, accablé par la fatigue de ce sommeil en étuve, et je me promène pendant une heure ou deux devant une toile blanche, avec l’intention d’y dessiner quelque chose. Mais je n’ai plus rien dans l’esprit, rien dans l’œil, rien dans la main. Je ne suis plus un peintre !.. Cet effort inutile vers le travail est exaspérant. Je fais venir des modèles, je les place, et comme ils me donnent des poses, des mouvements, des expressions que j’ai peintes à satiété, je les fais se rhabiller et je les flanque dehors. Vrai, je ne puis plus rien voir de neuf, et j’en souffre comme si je devenais aveugle. Qu’est-ce que cela ? Fatigue de l’œil ou du cerveau, épuisement de la faculté artiste ou courbature du nerf optique ? Sait-on ! Il me semble que j’ai fini de découvrir le coin d’inexploré qu’il m’a été donné de visiter. Je n’aperçois plus que ce que tout le monde connaît ; je fais ce que tous les mauvais peintres ont fait ; je n’ai plus qu’une vision et qu’une observation de cuistre. Autrefois, il n’y a pas encore longtemps, le nombre des motifs nouveaux me paraissait illimité, et j’avais, pour les exprimer, une telle variété de moyens que l’embarras du choix me rendait hésitant. Or, voilà que, tout à coup, le monde des sujets entrevus s’est dépeuplé, mon investigation est devenue impuissante et stérile. Les gens qui passent n’ont plus de sens pour moi ; je ne trouve plus en chaque être humain ce caractère et cette saveur que j’aimais tant discerner et rendre apparents. Je crois cependant que je pourrais faire un très joli portrait de votre fille. Est-ce parce qu’elle vous ressemble si fort, que je vous confonds dans ma pensée ? Oui, peut-être.
Donc, après m’être efforcé d’esquisser un homme ou une femme qui ne soient pas semblables à tous les modèles connus, je me décide à aller déjeuner quelque part, car je n’ai plus le courage de m’asseoir seul dans ma salle à manger. Le boulevard Malesherbes a l’air d’une avenue de forêt emprisonnée dans une ville morte. Toutes les maisons sentent le vide. Sur la chaussée, les arroseurs lancent des panaches de pluie blanche qui éclaboussent le pavé de bois d’où s’exhale une vapeur de goudron mouillé et d’écurie lavée ; et d’un bout à l’autre de la longue descente du parc Monceau à Saint-Augustin, on aperçoit cinq ou six formes noires, passants sans importance, fournisseurs ou domestiques. L’ombre des platanes étale au pied des arbres, sur les trottoirs brûlants, une tache bizarre, qu’on dirait liquide comme de l’eau répandue qui sèche. L’immobilité des feuilles dans les branches et de leur silhouette grise sur l’asphalte, exprime la fatigue de la ville rôtie, sommeillant et transpirant à la façon d’un ouvrier endormi sur un banc sous le soleil. Oui, elle sue, la gueuse, et elle pue affreusement par ses bouches d’égout, les soupiraux des caves et des cuisines, les ruisseaux où coule la crasse de ses rues. Alors, je pense à ces matinées d’été, dans votre verger plein de petites fleurs champêtres qui donnent à l’air un goût de miel. Puis, j’entre, écœuré déjà, au restaurant où mangent, avec des airs accablés, des hommes chauves et ventrus, au gilet entrouvert, et dont le front moite reluit. Toutes ces nourritures ont chaud, le melon qui fond sous la glace, le pain mou, le filet flasque, le légume recuit, le fromage purulent, les fruits mûris à la devanture. Et je sors avec la nausée, et je retourne chez moi pour essayer de dormir un peu, jusqu’à l’heure du dîner que je prends au Cercle.
J’y retrouve toujours Adelmans, Maldant, Rocdiane, Landa et bien d’autres, qui m’ennuient et me fatiguent autant que des orgues de Barbarie. Chacun a son air, ou ses airs, que j’entends depuis quinze ans, et ils les jouent tous ensemble, chaque soir, dans ce cercle, qui est, paraît-il, un endroit où l’on va se distraire. On devrait bien me changer ma génération dont j’ai les yeux, les oreilles et l’esprit rassasiés. Ceux-là font toujours des conquêtes ; ils s’en vantent et s’entre-félicitent.
Après avoir bâillé autant de fois qu’il y a de minutes entre huit heures et minuit, je rentre me coucher et je me déshabille en songeant qu’il faudra recommencer demain.
Oui, ma chère amie, je suis à l’âge où la vie de garçon devient intolérable, parce qu’il n’y a plus rien de nouveau pour moi, sous le soleil. Un garçon doit être jeune, curieux, avide. Quand on n’est plus tout cela, il devient dangereux de rester libre. Dieu, que j’ai aimé ma liberté, jadis, avant de vous aimer plus qu’elle ! Comme elle me pèse aujourd’hui ! La liberté, pour un vieux garçon comme moi, c’est le vide, le vide partout, c’est le chemin de la mort, sans rien dedans pour empêcher de voir le bout, c’est cette question sans cesse posée : que dois je faire ? Qui puis-je aller voir pour n’être pas seul ? Et je vais de camarade en camarade, de poignée de main en poignée de main, mendiant un peu d’amitié. J’en recueille des miettes qui ne font pas un morceau — Vous, j’ai Vous, mon amie, mais vous n’êtes pas à moi. C’est même peut-être de vous que me vient l’angoisse dont je souffre, car c’est le désir de votre contact, de votre présence, du même toit sur nos têtes, des mêmes murs enfermant nos existences, du même intérêt serrant nos cœurs, le besoin de cette communauté d’espoirs, de chagrins, de plaisirs, de gaieté, de tristesse, et aussi de choses matérielles, qui mettent en moi tant de souci. Vous êtes à moi, c’est-à-dire que je vole un peu de vous de temps en temps. Mais je voudrais respirer sans cesse l’air même que vous respirez, partager tout avec vous, ne me servir que de choses qui appartiendraient à nous deux, sentir que tout ce dont je vis est à vous autant qu’à moi, le verre dans lequel je bois, le siège sur lequel je me repose, le pain que je mange et le feu qui me chauffe.