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Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient endormies en leur chemise blanche. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus ; seules les cheminées des chaumières révélaient la vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l’air glacial.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. De temps en temps, on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous leur écorce ; et parfois une grosse branche se détachait et tombait, l’invincible gelée pétrifiant la sève et rompant les fibres.

Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tièdes, attribuant à la rigueur terrible du temps toutes les souffrances vagues qui la traversaient.

Tantôt elle ne pouvait plus rien manger, prise de dégoût devant toute nourriture ; tantôt son pouls battait follement ; tantôt ses faibles repas lui donnaient des écœurements d’indigestion ; et ses nerfs tendus, vibrant sans cesse, la faisaient vivre en une agitation constante et intolérable.

Un soir le thermomètre descendit encore et Julien, tout frissonnant au sortir de table (car jamais la salle n’était chauffée à point, tant il économisait sur le bois), se frotta les mains en murmurant : « Il fera bon coucher deux cette nuit, n’est-ce pas, ma chatte ? »

Il riait de son rire bon enfant d’autrefois, et Jeanne lui sauta au cou ; mais elle se sentait justement si mal à l’aise, ce soir-là, si endolorie, si étrangement nerveuse qu’elle le pria, tout bas, en lui baisant les lèvres, de la laisser dormir seule. Elle lui dit, en quelques mots, son mal : « Je t’en prie, mon chéri ; je t’assure que je ne suis pas bien. Ça ira mieux demain, sans doute. »

Il n’insista pas : « Comme il te plaira, ma chère ; si tu es malade, il faut te soigner. »

Et on parla d’autre chose.

Elle se coucha de bonne heure. Julien, par extraordinaire, fit allumer du feu dans sa chambre particulière.

Quand on lui annonça que « ça flambait bien », il baisa sa femme au front et s’en alla.

La maison entière semblait travaillée par le froid ; les murs pénétrés avaient des bruits légers comme des frissons ; et Jeanne en son lit grelottait.

Deux fois elle se releva pour mettre des bûches au foyer, et chercher des robes, des jupes, des vieux vêtements qu’elle amoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvait réchauffer, ses pieds s’engourdissaient, tandis qu’en ses mollets et jusqu’en ses cuisses des vibrations couraient qui la faisaient se retourner sans cesse, s’agiter, s’énerver à l’excès.

Bientôt ses dents claquèrent ; ses mains tremblèrent ; sa poitrine se serrait ; son cœur lent battait de grands coups sourds et semblait parfois s’arrêter ; et sa gorge haletait comme si l’air n’y pouvait plus entrer.

Une effroyable angoisse saisit son âme en même temps que l’invincible froid l’envahissait jusqu’aux moelles. Jamais elle n’avait éprouvé cela, elle ne s’était sentie abandonnée ainsi par la vie, prête à exhaler son dernier souffle.

Elle pensa : « Je vais mourir… Je meurs… »

Et, frappée d’épouvante, elle sauta hors du lit, sonna Rosalie, attendit, sonna de nouveau, attendit encore, frémissante et glacée.

La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute de ce dur premier sommeil que rien ne brise ; et Jeanne, perdant l’esprit, s’élança pieds nus dans l’escalier.

Elle monta sans bruit, à tâtons, trouva la porte, l’ouvrit, appela « Rosalie ! » avança toujours, heurta le lit, promena ses mains dessus et reconnut qu’il était vide. Il était vide et tout froid comme si personne n’y eût couché.

Surprise, elle se dit : « Comment ! Elle est encore partie courir par un pareil temps ! »

Mais comme son cœur, devenu tout à coup tumultueux, bondissait, l’étouffait, elle redescendit, les jambes fléchissantes, afin de réveiller Julien.

Elle pénétra chez lui violemment, fouettée par cette conviction qu’elle allait mourir et par le désir de le voir avant de perdre connaissance.

À la lueur du feu agonisant, elle aperçut, à côté de la tête de son mari, la tête de Rosalie sur l’oreiller.

Au cri qu’elle poussa, ils se dressèrent tous les deux. Elle demeura une seconde immobile dans l’effarement de cette découverte. Puis elle s’enfuit, rentra dans sa chambre ; et comme Julien, éperdu, avait appelé « Jeanne ! », une peur atroce la saisit de le voir, d’entendre sa voix, de l’écouter s’expliquer, mentir, de rencontrer son regard face à face ; et elle se précipita de nouveau dans l’escalier qu’elle descendit.

Elle courait maintenant dans l’obscurité au risque de rouler le long des marches, de se casser les membres sur la pierre. Elle allait devant elle, poussée par un impérieux besoin de fuir, de ne plus apprendre rien, de ne plus voir personne.

Quand elle fut en bas, elle s’assit sur une marche, toujours en chemise et nu-pieds ; et elle demeurait là, l’esprit perdu.

Julien avait sauté du lit, s’habillait à la hâte. Elle se redressa pour se sauver de lui. Déjà il descendait aussi l’escalier, et il criait : « Écoute, Jeanne ! »

Non, elle ne voulait pas écouter ni se laisser toucher du bout des doigts ; et elle se jeta dans la salle à manger courant comme devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette, un coin noir, un moyen de l’éviter. Elle se blottit sous la table. Mais déjà il ouvrait la porte, sa lumière à la main, répétant toujours : « Jeanne ! » et elle repartit comme un lièvre, s’élança dans la cuisine, en fit deux fois le tour à la façon d’une bête acculée ; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte du jardin et s’élança dans la campagne.

Le contact glacé de la neige, où ses jambes nues entraient parfois jusqu’aux genoux, lui donna soudain une énergie désespérée. Elle n’avait pas froid, bien que toute découverte ; elle ne sentait plus rien tant la convulsion de son âme avait engourdi son corps, et elle courait, blanche comme la terre.

Elle suivit la grande allée, traversa le bosquet, franchit le fossé et partit à travers la lande.

Pas de lune ; les étoiles luisaient comme une semaille de feu dans le noir du ciel ; mais la plaine était claire cependant, d’une blancheur terne, d’une immobilité figée, d’un silence infini.

Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchir à rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elle s’arrêta net, par instinct, et s’accroupit, vidée de toute pensée et de toute volonté.

Dans le trou sombre devant elle la mer invisible et muette exhalait l’odeur salée de ses varechs à marée basse.

Elle demeura là longtemps, inerte d’esprit comme de corps ; puis, tout à coup, elle se mit à trembler, mais à trembler follement comme une voile qu’agite le vent. Ses bras, ses mains, ses pieds secoués par une force invincible palpitaient, vibraient de sursauts précipités ; et la connaissance lui revint brusquement, claire et poignante.

Puis des visions anciennes passèrent devant ses yeux ; cette promenade avec lui dans le bateau du père Lastique, leur causerie, son amour naissant, le baptême de la barque ; puis elle remonta plus loin jusqu’à cette nuit bercée de rêves à son arrivée aux Peuples. Et maintenant ! Maintenant ! Oh ! Sa vie était cassée, toute joie finie, toute attente impossible ; et l’épouvantable avenir plein de tortures, de trahisons et de désespoirs lui apparut. Autant mourir, ce serait fini tout de suite.

Mais une voix criait au loin : « C’est ici, voilà ses pas ; vite, vite, par ici ! » C’était Julien qui la cherchait.