« Madame a déjà meilleure mine aujourd’hui.
— Vous croyez ?
— Oh oui ! La figure de Madame est plus reposée. »
La comtesse, sans s’être encore regardée, savait bien que c’était vrai. Son cœur était léger, elle ne le sentait pas battre, et elle se sentait vivre. Le sang qui coulait en ses veines n’était plus rapide comme la veille, chaud et chargé de fièvre, promenant en toute sa chair de l’énervement et de l’inquiétude, mais il y répandait un tiède bien-être, et aussi de la confiance heureuse.
Quand la domestique fut sortie, elle alla se voir dans la glace. Elle fut un peu surprise, car elle se sentait si bien qu’elle s’attendait à se trouver rajeunie, en une seule nuit, de plusieurs années. Puis elle comprit l’enfantillage de cet espoir, et, après s’être encore regardée, elle se résigna à constater qu’elle avait seulement le teint plus clair, les yeux moins fatigués, les lèvres plus vives que la veille. Comme son âme était contente, elle ne pouvait s’attrister, et elle sourit en pensant : « Oui, dans quelques jours, je serai tout à fait bien. J’ai été trop éprouvée pour me remettre si vite. »
Mais elle resta longtemps, très longtemps assise devant sa table de toilette où étaient étalés, dans un ordre gracieux, sur une nappe de mousseline bordée de dentelles, devant un beau miroir de cristal taillé, tous ses petits instruments de coquetterie à manche d’ivoire portant son chiffre coiffé d’une couronne. Ils étaient là, innombrables, jolis, différents, destinés à des besognes délicates et secrètes, les uns en acier, fins et coupants, de formes bizarres, comme des outils de chirurgie pour opérer des bobos d’enfant, les autres ronds et doux, en plume, en duvet, en peau de bêtes inconnues, faits pour étendre sur la chair tendre la caresse des poudres odorantes, des parfums gras ou liquides.
Longtemps elle les mania de ses doigts savants, promena de ses lèvres à ses tempes leur toucher plus moelleux qu’un baiser, corrigeant les nuances imparfaitement retrouvées, soulignant les yeux, soignant les cils. Quand elle descendit enfin, elle était à peu près sure que le premier regard qu’il lui jetterait ne serait pas trop défavorable.
« Où est M. Bertin ? » demanda-t-elle au domestique rencontré dans le vestibule.
L’homme répondit :
« M. Bertin est dans le verger, en train de faire une partie de lawn-tennis avec Mademoiselle. »
Elle les entendit de loin crier les points.
L’une après l’autre, la voix sonore du peintre et la voix fine de la jeune fille annonçaient : quinze, trente, quarante, avantage, à deux, avantage, jeu.
Le verger où avait été battu un terrain pour le lawn-tennis était un grand carré d’herbe planté de pommiers enclos par le parc, par le potager et par les fermes dépendant du château. Le long des talus qui le limitaient de trois côtés, comme les défenses d’un camp retranché, on avait fait pousser des fleurs, de longues plates-bandes de fleurs de toutes sortes, champêtres ou rares, des roses en quantité, des œillets, des héliotropes des fuchsias, du réséda, bien d’autres encore, qui donnaient à l’air un goût de miel, ainsi que disait Bertin. Des abeilles, d’ailleurs, dont les ruches alignaient leurs dômes de paille le long du mur aux espaliers du potager, couvraient ce champ fleuri de leur vol blond et ronflant.
Juste au milieu de ce verger on avait abattu quelques pommiers, afin d’obtenir la place nécessaire au lawn-tennis, et un filet goudronné, tendu par le travers de cet espace, le séparait en deux camps.
Annette, d’un côté, sa jupe noire relevée, nu-tête montrant ses chevilles et la moitié du mollet lorsqu’elle s’élançait pour attraper la balle au vol, allait, venait courait, les yeux brillants et les joues rouges, fatiguée, essoufflée par le jeu correct et sûr de son adversaire.
Lui, la culotte de flanelle blanche serrée aux reins sur la chemise pareille, coiffé d’une casquette à visière, blanche aussi, et le ventre un peu saillant, attendait la balle avec sang-froid, jugeait avec précision sa chute, la recevait et la renvoyait sans se presser, sans courir, avec l’aisance élégante, l’attention passionnée et l’adresse professionnelle qu’il apportait à tous les exercices.
Ce fut Annette qui aperçut sa mère. Elle cria :
« Bonjour, maman ; attends une minute que nous ayons fini ce coup-là. »
Cette distraction d’une seconde la perdit. La balle passa contre elle, rapide et basse, presque roulante, toucha terre et sortit du jeu.
Tandis que Bertin criait : « Gagné », que la jeune fille, surprise, l’accusait d’avoir profité de son inattention, Julio, dressé à chercher et à retrouver, comme des perdrix tombées dans les broussailles, les balles perdues qui s’égaraient, s’élança derrière celle qui courait devant lui dans l’herbe, la saisit dans la gueule avec délicatesse, et la rapporta en remuant la queue.
Le peintre, maintenant, saluait la comtesse ; mais, pressé de se remettre à jouer, animé par la lutte, content de se sentir souple, il ne jeta sur ce visage tant soigné pour lui qu’un coup d’œil court et distrait ; puis il demanda :
« Vous permettez, chère comtesse ? J’ai peur de me refroidir et d’attraper une névralgie.
— Oh ! oui », dit-elle.
Elle s’assit sur un tas de foin, fauché le matin même, pour donner champ libre aux joueurs, et, le cœur un peu triste tout à coup, les regarda.
Sa fille, agacée de perdre toujours, s’animait, s’excitait, avait des cris de dépit ou de triomphe, des élans impétueux d’un bout à l’autre de son camp, et, souvent, dans ces bonds, des mèches de cheveux tombaient, déroulées, puis répandues sur ses épaules. Elle les saisissait, et, la raquette entre les genoux, en quelques secondes, avec des mouvements impatients, les rattachait en piquant des épingles, par grands coups, dans la masse de la chevelure.
« Hein ! Est-elle jolie ainsi, et fraîche comme le jour ? »
Oui, elle était jeune, elle pouvait courir, avoir chaud, devenir rouge, perdre ses cheveux, tout braver, tout oser, car tout l’embellissait.
Puis, quand ils se remettaient à jouer avec ardeur la comtesse, de plus en plus mélancolique, songeait qu’Olivier préférait cette partie de balle, cette agitation d’enfant, ce plaisir des petits chats qui sautent après des boules de papier, à la douceur de s’asseoir près d’elle, en cette chaude matinée, et de la sentir, aimante, contre lui.
Quand la cloche, au loin, sonna le premier coup du déjeuner, il lui sembla qu’on la délivrait, qu’on lui ôtait un poids du cœur. Mais, comme elle revenait, appuyée à son bras, il lui dit :
« Je viens de m’amuser comme un gamin. C’est rudement bon d’être, ou de se croire jeune. Ah oui ! Ah oui ! Il n’y a que ça ! Quand on n’aime plus courir, on est fini ! »
En sortant de table, la comtesse qui, pour la première fois, la veille, n’avait pas été au cimetière, proposa d’y aller ensemble, et ils partirent tous les trois pour le village.
Il fallait traverser le bois où coulait un ruisseau qu’on nommait la Rainette, sans doute à cause des petites grenouilles dont il était peuplé, puis franchir un bout de plaine avant d’arriver à l’église bâtie dans un groupe de maisons abritant l’épicier, le boulanger, le boucher, le marchand de vin et quelques autres modestes commerçants chez qui venaient s’approvisionner les paysans.
L’aller fut silencieux et recueilli, la pensée de la morte oppressant les âmes. Sur la tombe, les deux femmes s’agenouillèrent et prièrent longtemps. La comtesse courbée, demeurait immobile, un mouchoir dans les yeux, car elle avait peur de pleurer, et que les larmes coulassent sur ses joues. Elle priait, non pas comme elle avait fait jusqu’à ce jour, par une espèce d’évocation de sa mère, par un appel désespéré sous le marbre de la tombe, jusqu’à ce qu’elle crût sentir à son émotion devenue déchirante que la morte l’entendait, l’écoutait, mais simplement en balbutiant avec ardeur les paroles consacrées du Pater noster et de l’Ave Maria. Elle n’aurait pas eu, ce jour-là, la force et la tension d’esprit qu’il lui fallait pour cette sorte de cruel entretien sans réponse avec ce qui pouvait demeurer de l’être disparu autour du trou qui cachait les restes de son corps. D’autres obsessions avaient pénétré dans son cœur de femme, l’avaient remuée, meurtrie, distraite ; et sa prière fervente montait vers le ciel pleine d’obscures supplications. Elle implorait Dieu, l’inexorable Dieu qui a jeté sur la terre toutes les pauvres créatures, afin qu’il eût pitié d’elle-même autant que de celle rappelée à lui.