Mais comme elle avait une de ces natures qui, dans toutes les crises, après le premier abattement, réagissent, luttent et trouvent des arguments de consolation, elle songea qu’une fois sa chère fillette mariée, quand elles cesseraient de vivre sous le même toit, elle n’aurait plus à supporter cette incessante comparaison qui commençait à lui devenir trop pénible sous le regard de son ami.
Cependant, la secousse avait été très forte. Elle eut la fièvre et ne dormit guère.
Au matin, elle s’éveilla lasse et courbaturée, et alors surgit en elle un besoin irrésistible d’être réconfortée, d’être secourue, de demander aide à quelqu’un qui pût la guérir de toutes ces peines, de toutes ces misères morales et physiques.
Elle se sentait vraiment si mal à l’aise, si faible, que l’idée lui vint de consulter son médecin. Elle allait peut-être tomber gravement malade, car il n’était pas naturel qu’elle passât en quelques heures par ces phases successives de souffrance et d’apaisement. Elle le fit donc appeler par dépêche et l’attendit.
Il arriva vers onze heures. C’était un de ces sérieux médecins mondains dont les décorations et les titres garantissent la capacité, dont le savoir-faire égale au moins le simple savoir, et qui ont surtout, pour toucher aux maux des femmes, des paroles habiles plus sûres que des remèdes.
Il entra, salua, regarda sa cliente et, avec un sourire :
« Allons, ça n’est pas grave. Avec des yeux comme les vôtres, on n’est jamais bien malade. »
Elle lui fut tout de suite reconnaissante de ce début et lui conta ses faiblesses, ses énervements, ses mélancolies, puis, sans appuyer, ses mauvaises mines inquiétantes. Après qu’il l’eut écoutée avec un air d’attention, sans l’interroger d’ailleurs sur autre chose que son appétit, comme s’il connaissait bien la nature secrète de ce mal féminin, il l’ausculta, l’examina, tâta du bout du doigt la chair des épaules, soupesa les bras, ayant sans doute rencontré sa pensée, et compris avec sa finesse de praticien qui soulève tous les voiles, qu’elle le consultait pour sa beauté bien plus que pour sa santé, puis il dit :
« Oui, nous avons de l’anémie, des troubles nerveux. Ça n’est pas étonnant, puisque vous venez d’éprouver un gros chagrin. Je vais vous faire une petite ordonnance qui mettra bon ordre à cela. Mais, avant tout, il faut manger des choses fortifiantes, prendre du jus de viande, ne pas boire d’eau, mais de la bière. Je vais vous indiquer une marque excellente. Ne vous fatiguez pas à veiller, mais marchez le plus que vous pourrez. Dormez beaucoup et engraissez un peu. C’est tout ce que je peux vous conseiller, Madame et belle cliente. »
Elle l’avait écouté avec un intérêt ardent, cherchant à deviner tous les sous-entendus.
Elle saisit le dernier mot.
« Oui, j’ai maigri. J’étais un peu trop forte à un moment, et je me suis peut-être affaiblie en me mettant à la diète.
— Sans aucun doute. Il n’y a pas de mal à rester maigre quand on l’a toujours été, mais quand on maigrit par principe, c’est toujours aux dépens de quelque chose. Cela, heureusement, se répare vite. Adieu, Madame. »
Elle se sentait mieux déjà, plus alerte ; et elle voulut qu’on allât chercher pour le déjeuner la bière qu’il avait indiquée, à la maison de vente principale, afin de l’avoir plus fraîche.
Elle sortait de table quand Bertin fut introduit.
« C’est encore moi, dit-il, toujours moi. Je viens vous interroger. Faites-vous quelque chose, tantôt ?
— Non, rien ; pourquoi ?
— Et Annette ?
— Rien non plus.
— Alors, pouvez-vous venir chez moi vers quatre heures ?
— Oui ; mais à quel propos ?
— J’esquisse ma figure de la Rêverie, dont je vous ai parlé en vous demandant si votre fille pourrait me donner quelques instants de pose. Cela me rendrait un grand service si je l’avais seulement une heure aujourd’hui. Voulez-vous ? »
La comtesse hésitait, ennuyée sans savoir de quoi. Elle répondit cependant :
« C’est entendu, mon ami, nous serons chez vous à quatre heures.
— Merci. Vous êtes la complaisance même. »
Et il s’en alla préparer sa toile et étudier son sujet pour ne point trop fatiguer le modèle.
Alors la comtesse sortit seule, à pied, afin de compléter ses achats. Elle descendit aux grandes rues centrales puis remonta le boulevard Malesherbes à pas lents, car elle se sentait les jambes rompues. Comme elle passait devant Saint-Augustin, une envie la saisit d’entrer dans cette église et de s’y reposer. Elle poussa la porte capitonnée, soupira d’aise en goûtant l’air frais de la vaste nef, prit une chaise, et s’assit.
Elle était religieuse comme le sont beaucoup de Parisiennes. Elle croyait à Dieu sans aucun doute, ne pouvant admettre l’existence de l’Univers, sans l’existence d’un créateur. Mais associant, comme fait tout le monde, les attributs de la Divinité avec la nature de la matière créée à portée de son œil, elle personnifiait à peu près son Éternel selon ce qu’elle savait de son œuvre, sans avoir pour cela d’idées bien nettes sur ce que pouvait être, en réalité, ce mystérieux Fabricant.
Elle y croyait fermement, l’adorait théoriquement, et le redoutait très vaguement, car elle ignorait en toute conscience ses intentions et ses volontés, n’ayant qu’une confiance très limitée dans les prêtres qu’elle considérait tous comme des fils de paysans réfractaires au service des armes. Son père, bourgeois parisien, ne lui ayant imposé aucun principe de dévotion, elle avait pratiqué avec nonchalance jusqu’à son mariage. Alors, sa situation nouvelle réglant plus strictement ses obligations apparentes envers l’Église, elle s’était conformée avec ponctualité à cette légère servitude.
Elle était dame patronnesse de crèches nombreuses et très en vue, ne manquait jamais la messe d’une heure, le dimanche, faisait l’aumône pour elle, directement, et, pour le monde, par l’intermédiaire d’un abbé, vicaire de sa paroisse.
Elle avait prié souvent par devoir, comme le soldat monte la garde à la porte du général. Quelquefois elle avait prié parce que son cœur était triste, quand elle redoutait surtout les abandons d’Olivier. Sans confier au ciel, alors, la cause de sa supplication, traitant Dieu avec la même hypocrisie naïve qu’un mari, elle lui demandait de la secourir. À la mort de son père, autrefois, puis tout récemment à la mort de sa mère, elle avait eu des crises violentes de ferveur, des implorations passionnées, des élans vers Celui qui veille sur nous et qui console.
Et voilà qu’aujourd’hui, dans cette église où elle venait d’entrer par hasard, elle se sentait tout à coup un besoin profond de prier, de prier non pour quelqu’un ni pour quelque chose, mais pour elle, pour elle seule, ainsi que déjà, l’autre jour, elle avait fait sur la tombe de sa mère. Il lui fallait de l’aide de quelque part, et elle appelait Dieu maintenant comme elle avait appelé un médecin, le matin même.