Quand il eut fait asseoir la comtesse et sa fille devant ce meuble sévère où l’une et l’autre posèrent une main par un mouvement naturel, il indiqua ce qu’il voulait ; et on lui fit voir des modèles de fleurettes.
Puis on répandit devant eux des saphirs, dont il fallut choisir quatre. Ce fut long. Les deux femmes, du bout de l’ongle, les retournaient sur le drap, puis les prenaient avec précaution, regardaient le jour à travers, les étudiaient avec une attention savante et passionnée. Quand on eut mis de côté ceux qu’elles avaient distingués, il fallut trois émeraudes pour faire les feuilles, puis un tout petit brillant qui tremblerait au centre comme une goutte de rosée.
Alors Olivier, que la joie de donner grisait, dit à la comtesse :
« Voulez-vous me faire le plaisir de choisir deux bagues ?
— Moi ?
— Oui. Une pour vous, une pour Annette ? Laissez-moi vous faire ces petits cadeaux en souvenir des deux jours passés à Roncières. »
Elle refusa. Il insista. Une longue discussion suivit, une lutte de paroles et d’arguments où il finit, non sans peine, par triompher.
On apporta les bagues, les unes, les plus rares, seules en des écrins spéciaux, les autres enrégimentées par genres en de grandes boîtes carrées, où elles alignaient sur le velours toutes les fantaisies de leurs chatons. Le peintre s’était assis entre les deux femmes et il se mit, comme elles, avec la même ardeur curieuse, à cueillir un à un les anneaux d’or dans les fentes minces qui les retenaient. Il les déposait ensuite devant lui, sur le drap du bureau où ils s’amassaient en deux groupes, celui qu’on rejetait à première vue et celui dans lequel on choisirait.
Le temps passait, insensible et doux, dans ce joli travail de sélection plus captivant que tous les plaisirs du monde, distrayant et varié comme un spectacle, émouvant aussi, presque sensuel, jouissance exquise pour un cœur de femme.
Puis on compara, on s’anima, et le choix des trois juges, après quelque hésitation, s’arrêta sur un petit serpent d’or qui tenait un beau rubis entre sa gueule mince et sa queue tordue.
Olivier, radieux, se leva.
« Je vous laisse ma voiture, dit-il. J’ai des courses à faire ; je m’en vais. »
Mais Annette pria sa mère de rentrer à pied, par ce beau temps. La comtesse y consentit, et, ayant remercié Bertin, s’en alla par les rues, avec sa fille.
Elles marchèrent quelque temps en silence, dans la joie savourée des cadeaux reçus ; puis elles se mirent à parler de tous les bijoux qu’elles avaient vus et maniés. Il leur en restait à l’esprit une sorte de miroitement, une sorte de cliquetis, une sorte de gaieté. Elles allaient vite, à travers la foule de cinq heures qui suit les trottoirs, un soir d’été. Des hommes se retournaient pour regarder Annette et murmuraient en passant de vagues paroles d’admiration. C’était la première fois, depuis son deuil, depuis que le noir donnait à sa fille ce vif éclat de beauté, que la comtesse sortait avec elle dans Paris ; et la sensation de ce succès de rue, de cette attention soulevée, de ces compliments chuchotés, de ce petit remous d’émotion flatteuse que laisse dans une foule d’hommes la traversée d’une jolie femme, lui serrait le cœur peu à peu, le comprimait sous la même oppression pénible que l’autre soir, dans son salon, quand on comparait la petite avec son propre portrait. Malgré elle, elle guettait ces regards attirés par Annette, elle les sentait venir de loin, frôler son visage sans s’y fixer, puis s’attacher soudain sur la figure blonde qui marchait à côté d’elle. Elle devinait, elle voyait dans les yeux les rapides et muets hommages à cette jeunesse épanouie, au charme attirant de cette fraîcheur, et elle pensa : « J’étais aussi bien qu’elle, sinon mieux. » Soudain le souvenir d’Olivier la traversa et elle fut saisie, comme à Roncières, par une impérieuse envie de fuir.
Elle ne voulait plus se sentir dans cette clarté, dans ce courant de monde, vue par tous ces hommes qui ne la regardaient pas. Ils étaient loin les jours, proches pourtant, où elle cherchait, où elle provoquait un parallèle avec sa fille. Qui donc aujourd’hui, parmi ces passants, songeait à les comparer ? Un seul y avait pensé peut-être, tout à l’heure, dans cette boutique d’orfèvre ? Lui ? Oh ! Quelle souffrance ! Se pouvait-il qu’il n’eût pas sans cesse à l’esprit l’obsession de cette comparaison ! Certes il ne pouvait les voir ensemble sans y songer et sans se souvenir du temps où si fraîche, si jolie, elle entrait chez lui, sûre d’être aimée !
« Je me sens mal, dit-elle, nous allons prendre un fiacre, mon enfant. »
Annette, inquiète, demanda :
« Qu’est-ce que tu as, maman ?
— Ce n’est rien, tu sais que, depuis la mort de ta grand-mère, j’ai souvent de ces faiblesses-là ! »
Les idées fixes ont la ténacité rongeuse des maladies incurables. Une fois entrées en une âme, elles la dévorent, ne lui laissent plus la liberté de songer à rien, de s’intéresser à rien, de prendre goût à la moindre chose. La comtesse, quoi qu’elle fît, chez elle ou ailleurs, seule ou entourée de monde, ne pouvait plus rejeter d’elle cette réflexion qui l’avait saisie en revenant côte à côte avec sa fille : « Était-il possible qu’Olivier, en les revoyant presque chaque jour, n’eût pas sans cesse à l’esprit l’obsession de les comparer ? »
Certes il devait le faire malgré lui, sans cesse, hanté lui-même par cette ressemblance inoubliable un seul instant, qu’accentuait encore l’imitation naguère cherchée des gestes et de la parole. Chaque fois qu’il entrait, elle songeait aussitôt à ce rapprochement, elle le lisait dans son regard, le devinait, et le commentait dans son cœur et dans sa tête. Alors elle était torturée par le besoin de se cacher, de disparaître, de ne plus se montrer à lui près de sa fille.
Elle souffrait d’ailleurs de toutes les façons, ne se sentant plus chez elle dans sa maison. Ce froissement de dépossession qu’elle avait eu, un soir, quand tous les yeux regardaient Annette sous son portrait, continuait, s’accentuait, l’exaspérait parfois. Elle se reprochait sans cesse ce besoin intime de délivrance, cette envie inavouable de faire sortir sa fille de chez elle, comme un hôte gênant et tenace, et elle y travaillait avec une adresse inconsciente, ressaisie par le besoin de lutter pour garder encore, malgré tout, l’homme qu’elle aimait.
Ne pouvant trop hâter le mariage d’Annette que leur deuil récent retardait encore un peu, elle avait peur, une peur confuse et forte, qu’un événement quelconque fit tomber ce projet, et elle cherchait, presque malgré elle, à faire naître dans le cœur de sa fille de la tendresse pour le marquis.
Toute la diplomatie rusée qu’elle avait employée depuis si longtemps afin de conserver Olivier prenait chez elle une forme nouvelle, plus affinée, plus secrète, et s’exerçait à faire se plaire les deux jeunes gens, sans que les deux hommes se rencontrassent.
Comme le peintre, tenu par des habitudes de travail, ne déjeunait jamais dehors et ne donnait d’ordinaire que ses soirées à ses amis, elle invita souvent le marquis à déjeuner. Il arrivait, répandant autour de lui l’animation d’une promenade à cheval, une sorte de souffle d’air matinal. Et il parlait avec gaieté de toutes les choses mondaines qui semblent flotter chaque jour sur le réveil automnal du Paris hippique et brillant dans les allées du bois. Annette s’amusait à l’écouter, prenait goût à ces préoccupations du jour qu’il lui apportait ainsi, toutes fraîches et comme vernies de chic. Une intimité juvénile s’établissait entre eux, une affectueuse camaraderie qu’un goût commun et passionné pour les chevaux resserrait naturellement. Quand il était parti, la comtesse et le comte faisaient adroitement son éloge, disaient de lui ce qu’il fallait dire pour que la jeune fille comprît qu’il dépendait uniquement d’elle de l’épouser s’il lui plaisait.