Elle l’avait compris très vite d’ailleurs, et, raisonnant avec candeur, jugeait tout simple de prendre pour mari ce beau garçon qui lui donnerait, entre autres satisfactions, celle qu’elle préférait à toutes de galoper chaque matin à côté de lui, sur un pur-sang.
Ils se trouvèrent fiancés un jour, tout naturellement, après une poignée de main et un sourire, et on parla de ce mariage comme d’une chose depuis longtemps décidée. Alors le marquis commença à apporter des cadeaux. La duchesse traitait Annette comme sa propre fille. Donc toute cette affaire avait été chauffée par un accord commun sur un petit feu d’intimité, pendant les heures calmes du jour, et le marquis, ayant en outre beaucoup d’autres occupations, de relations, de servitudes et de devoirs, venait rarement dans la soirée.
C’était le tour d’Olivier. Il dînait régulièrement chaque semaine chez ses amis, et continuait aussi à apparaître à l’improviste pour leur demander une tasse de thé entre dix heures et minuit.
Dès son entrée, la comtesse l’épiait, mordue par le désir de savoir ce qui se passait dans son cœur. Il n’avait pas un regard, pas un geste qu’elle n’interprétât aussitôt, et elle était torturée par cette pensée : « Il est impossible qu’il ne l’aime pas en nous voyant l’une auprès de l’autre. »
Lui aussi, il apportait des cadeaux. Il ne se passait point de semaine sans qu’il apparût portant à la main deux petits paquets, dont il offrait l’un à la mère, l’autre à la fille ; et la comtesse, ouvrant les boîtes qui contenaient souvent des objets précieux, avait des serrements de cœur. Elle la connaissait bien, cette envie de donner que, femme, elle n’avait jamais pu satisfaire, cette envie d’apporter quelque chose, de faire plaisir, d’acheter pour quelqu’un, de trouver chez les marchands le bibelot qui plaira.
Jadis déjà le peintre avait traversé cette crise et elle l’avait vu bien des fois entrer, avec ce même sourire, ce même geste, un petit paquet dans la main. Puis cela s’était calmé, et maintenant cela recommençait. Pour qui ? Elle n’avait point de doute ! Ce n’était pas pour elle !
Il semblait fatigué, maigri. Elle en conclut qu’il souffrait. Elle comparait ses entrées, ses airs, ses allures avec l’attitude du marquis que la grâce d’Annette commençait à émouvoir aussi. Ce n’était point la même chose : M. de Farandal était épris, Olivier Bertin aimait ! Elle le croyait du moins pendant ses heures de torture, puis, pendant ses minutes d’apaisement, elle espérait encore s’être trompée.
Oh ! Souvent elle faillit l’interroger quand elle se trouvait seule avec lui, le prier, le supplier de lui parler, d’avouer tout, de ne lui rien cacher. Elle préférait savoir et pleurer sous la certitude, plutôt que de souffrir ainsi sous le doute, et de ne pouvoir lire en ce cœur fermé où elle sentait grandir un autre amour.
Ce cœur auquel elle tenait plus qu’à sa vie, qu’elle avait surveillé, réchauffé, animé de sa tendresse depuis douze ans, dont elle se croyait sûre, qu’elle avait espéré définitivement acquis, conquis, soumis, passionnément dévoué pour jusqu’à la fin de leurs jours, voilà qu’il lui échappait par une inconcevable, horrible et monstrueuse fatalité. Oui, il s’était refermé tout d’un coup, avec un secret dedans. Elle ne pouvait plus y pénétrer par un mot familier, y pelotonner son affection comme en une retraite fidèle, ouverte pour elle seule. À quoi sert d’aimer, de se donner sans réserve si, brusquement, celui à qui on a offert son être entier et son existence entière, tout, tout ce qu’on avait en ce monde, vous échappe ainsi parce qu’un autre visage lui a plu, et devient alors, en quelques jours, presque un étranger !
Un étranger ! Lui, Olivier ? Il lui parlait comme auparavant avec les mêmes mots, la même voix, le même ton. Et pourtant il y avait quelque chose entre eux, quelque chose d’inexplicable, d’insaisissable, d’invincible, presque rien, ce presque rien qui fait s’éloigner une voile quand le vent tourne.
Il s’éloignait, en effet, il s’éloignait d’elle, un peu plus chaque jour, par tous les regards qu’il jetait sur Annette. Lui-même ne cherchait pas à voir clair en son cœur. Il sentait bien cette fermentation d’amour, cette irrésistible attraction, mais il ne voulait pas comprendre, il se confiait aux événements, aux hasards imprévus de la vie.
Il n’avait plus d’autre souci que celui des dîners et des soirs entre ces deux femmes séparées par leur deuil de tout mouvement mondain. Ne rencontrant chez elles que des figures indifférentes, celles des Corbelle et de Musadieu le plus souvent, il se croyait presque seul avec elles dans le monde, et, comme il ne voyait plus guère la duchesse et le marquis à qui on réservait les matins et le milieu des jours, il les voulait oublier, soupçonnant le mariage remis à une époque indéterminée.
Annette d’ailleurs ne parlait jamais devant lui de M. de Farandal. Était-ce par une sorte de pudeur instinctive, ou peut-être par une de ces secrètes intuitions des cœurs féminins qui leur fait pressentir ce qu’ils ignorent ?
Les semaines suivaient les semaines sans rien changer à cette vie, et l’automne était venu, amenant la rentrée des Chambres plus tôt que de coutume en raison des dangers de la politique.
Le jour de la réouverture, le comte de Guilleroy devait emmener à la séance du Parlement Mme de Mortemain, le marquis et Annette après un déjeuner chez lui. Seule la comtesse, isolée dans son chagrin toujours grandissant, avait déclaré qu’elle resterait au logis.
On était sorti de table, on buvait le café dans le grand salon, on était gai. Le comte, heureux de cette reprise des travaux parlementaires, son seul plaisir, parlait presque avec esprit de la situation présente et des embarras de la République ; le marquis, décidément amoureux, lui répondait avec entrain, en regardant Annette ; et la duchesse était contente presque également de l’émotion de son neveu et de la détresse du gouvernement. L’air du salon était chaud de cette première chaleur concentrée des calorifères rallumés, chaleur d’étoffes, de tapis, de murs, où s’évapore hâtivement le parfum des fleurs asphyxiées. Il y avait, dans cette pièce close où le café aussi répandait son arôme, quelque chose d’intime, de familial et de satisfait, quand la porte en fut ouverte devant Olivier Bertin.
Il s’arrêta sur le seuil tellement surpris qu’il hésitait à entrer, surpris comme un mari trompé qui voit le crime de sa femme. Une colère confuse et une telle émotion le suffoquaient qu’il reconnut son cœur vermoulu d’amour. Tout ce qu’on lui avait caché et tout ce qu’il s’était caché lui-même lui apparut en apercevant le marquis installé dans la maison, comme un fiancé !
Il pénétra, dans un sursaut d’exaspération, tout ce qu’il ne voulait pas savoir et tout ce qu’on n’osait point lui dire. Il ne se demanda point pourquoi on lui avait dissimulé tous ces apprêts du mariage ? Il le devina ; et ses yeux, devenus durs, rencontrèrent ceux de la comtesse qui rougissait. Ils se comprirent.
Quand il se fut assis, on se tut quelques instants, sa présence inattendue ayant paralysé l’essor des esprits, puis la duchesse se mit à lui parler ; et il répondit d’une voix brève, d’un timbre étrange, changé subitement.
Il regardait autour de lui ces gens qui se remettaient à causer et il se disait : « Ils m’ont joué. Ils me le paieront. » Il en voulait surtout à la comtesse et à Annette, dont il pénétrait soudain l’innocente dissimulation.
Le comte, regardant alors la pendule, s’écria :
« Oh-oh ! Il est temps de partir. »
Puis se tournant vers le peintre :
« Nous allons à l’ouverture de la session parlementaire. Ma femme seule reste ici. Voulez-vous nous accompagner ; vous me feriez grand plaisir ? »