Il dîna chez lui, ce qui ne lui arrivait jamais. Puis il fit chauffer le grand poêle de son atelier, car la nuit s’annonçait glaciale. Il ordonna même d’allumer le lustre comme s’il eût redouté les coins obscurs, et il s’enferma. Quelle émotion bizarre, profonde, physique, affreusement triste l’étreignait ! Il la sentait dans sa gorge, dans sa poitrine, dans tous ses muscles amollis, autant que dans son âme défaillante. Les murs de l’appartement l’oppressaient ; toute sa vie tenait là-dedans, sa vie d’artiste et sa vie d’homme. Chaque étude peinte accrochée lui rappelait un succès, chaque meuble lui disait un souvenir. Mais succès et souvenirs étaient des choses passées ! Sa vie ? Comme elle lui sembla courte, vide et remplie. Il avait fait des tableaux, encore des tableaux, toujours des tableaux et aimé une femme. Il se rappelait les soirs d’exaltation, après les rendez-vous, dans ce même atelier. Il avait marché des nuits entières, avec de la fièvre plein son être. La joie de l’amour heureux, la joie du succès mondain, l’ivresse unique de la gloire, lui avaient fait savourer des heures inoubliables de triomphe intime.
Il avait aimé une femme, et cette femme l’avait aimé. Par elle il avait reçu ce baptême qui révèle à l’homme le monde mystérieux des émotions et des tendresses. Elle avait ouvert son cœur presque de force, et maintenant il ne le pouvait plus refermer. Un autre amour entrait, malgré lui, par cette brèche ! Un autre ou plutôt le même surchauffé par un nouveau visage, le même accru de toute la force que prend, en vieillissant, ce besoin d’adorer. Donc il aimait cette petite fille ! Il n’y avait plus à lutter, à résister, à nier, il l’aimait avec le désespoir de savoir qu’il n’aurait même pas d’elle un peu de pitié, qu’elle ignorerait toujours son atroce tourment, et qu’un autre l’épouserait. À cette pensée sans cesse reparue, impossible à chasser, il était saisi par une envie animale de hurler à la façon des chiens attachés, car il se sentait impuissant, asservi, enchaîné comme eux. De plus en plus nerveux, à mesure qu’il songeait, il allait toujours à grands pas à travers la vaste pièce éclairée comme pour une fête. Ne pouvant enfin tolérer davantage la douleur de cette plaie avivée, il voulut essayer de la calmer par le souvenir de son ancienne tendresse, de la noyer dans l’évocation de sa première et grande passion. Dans le placard où il la gardait, il alla prendre la copie qu’il avait faite autrefois pour lui du portrait de la comtesse, puis il la posa sur son chevalet, et, s’étant assis en face, la contempla. Il essayait de la revoir, de la retrouver vivante, telle qu’il l’avait aimée jadis. Mais c’était toujours Annette qui surgissait sur la toile. La mère avait disparu, s’était évanouie laissant à sa place cette autre figure qui lui ressemblait étrangement. C’était la petite avec ses cheveux un peu plus clairs, son sourire un peu plus gamin, son air un peu plus moqueur, et il sentait bien qu’il appartenait corps et âme à ce jeune être-là, comme il n’avait jamais appartenu à l’autre, comme une barque qui coule appartient aux vagues !
Alors il se releva, et, pour ne plus voir cette apparition, il retourna la peinture ; puis comme il se sentait trempé de tristesse, il alla prendre dans sa chambre, pour le rapporter dans l’atelier, le tiroir de son secrétaire où dormaient toutes les lettres de sa maîtresse. Elles étaient là comme en un lit, les unes sur les autres, formant une couche épaisse de petits papiers minces. Il enfonça ses mains dedans, dans toute cette prose qui parlait d’eux, dans ce bain de leur longue liaison. Il regardait cet étroit cercueil de planches où gisait cette masse d’enveloppes entassées, sur qui son nom, son nom seul, était toujours écrit. Il songeait qu’un amour, que le tendre attachement de deux êtres l’un pour l’autre, que l’histoire de deux cœurs, étaient racontés là-dedans, dans ce flot jauni de papiers que tachaient des cachets rouges, et il aspirait, en se penchant dessus, un souffle vieux, l’odeur mélancolique des lettres en fermées.
Il les voulut relire et, fouillant au fond du tiroir, prit une poignée des plus anciennes. À mesure qu’il les ouvrait, des souvenirs en sortaient, précis, qui remuaient son âme. Il en reconnaissait beaucoup qu’il avait portées sur lui pendant des semaines entières, et il retrouvait, tout le long de la petite écriture qui lui disait des phrases si douces, les émotions oubliées d’autrefois. Tout à coup il rencontra sous ses doigts un fin mouchoir brodé. Qu’était-ce ? Il chercha quelques instants, puis se souvint ! Un jour, chez lui, elle avait sangloté parce qu’elle était un peu jalouse, et il lui vola, pour le garder, son mouchoir trempé de larmes !
Ah ! Les tristes choses ! Les tristes choses ! La pauvre femme !
Du fond de ce tiroir, du fond de son passé, toutes ces réminiscences montaient comme une vapeur : ce n’était plus que la vapeur impalpable de la réalité tarie. Il en souffrait pourtant et pleurait sur ces lettres, comme on pleure sur les morts parce qu’ils ne sont plus.
Mais tout cet ancien amour remué faisait fermenter en lui une ardeur jeune et nouvelle, une sève de tendresse irrésistible qui rappelait dans son souvenir le visage radieux d’Annette. Il avait aimé la mère, dans un élan passionné de servitude volontaire, il commençait à aimer cette petite fille comme un esclave, comme un vieil esclave tremblant à qui on rive des fers qu’il ne brisera plus.
Cela, il le sentait dans le fond de son être, et il en était terrifié.
Il essayait de comprendre comment et pourquoi elle le possédait ainsi ? Il la connaissait si peu ! Elle était à peine une femme dont le cœur et l’âme dormaient encore du sommeil de la jeunesse.
Lui, maintenant, il était presque au bout de sa vie ! Comment donc cette enfant l’avait-elle pris avec quelques sourires et des mèches de cheveux ! Ah ! Les sourires, les cheveux de cette petite fillette blonde lui donnaient des envies de tomber à genoux et de se frapper le front par terre !
Sait-on, sait-on jamais pourquoi une figure de femme a tout à coup sur nous la puissance d’un poison ? Il semble qu’on l’a bue avec les yeux, qu’elle est devenue notre pensée et notre chair ! On en est ivre, on en est fou, on vit de cette image absorbée et on voudrait en mourir !
Comme on souffre parfois de ce pouvoir féroce et incompréhensible d’une forme de visage sur le cœur d’un homme !
Olivier Bertin s’était remis à marcher ; la nuit s’avançait ; son poêle s’était éteint. À travers les vitrages, le froid du dehors entrait. Alors il gagna son lit où il continua jusqu’au jour à songer et à souffrir.
Il fut debout de bonne heure, sans savoir pourquoi, ni ce qu’il allait faire, agité par ses nerfs, irrésolu comme une girouette qui tourne.
À force de chercher une distraction pour son esprit, une occupation pour son corps, il se souvint que, ce jour-là même, quelques membres de son cercle se retrouvaient, chaque semaine, au Bain Maure où ils déjeunaient après le massage. Il s’habilla donc rapidement, espérant que l’étuve et la douche le calmeraient, et il sortit.
Dès qu’il eut mis le pied dehors, un froid vif le saisit, ce premier froid crispant de la première gelée qui détruit, en une seule nuit, les derniers restes de l’été.
Tout le long des boulevards, c’était une pluie épaisse de larges feuilles jaunes qui tombaient avec un bruit sec et menu. Elles tombaient, à perte de vue, d’un bout à l’autre des larges avenues entre les façades des maisons, comme si toutes les tiges venaient d’être séparées des branches par le tranchant d’une fine lame de glace. Les chaussées et les trottoirs en étaient déjà couverts, ressemblaient, pour quelques heures, aux allées des forêts au début de l’hiver. Tout ce feuillage mort crépitait sous les pas et s’amassait, par moments, en vagues légères, sous les poussées du vent.