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Jeanne écoutait, sans émotion et sans colère, s’étonnant elle-même de son calme, indifférente maintenant à tout ce qui n’était pas son enfant.

Le baron suffoquait, ne trouvait rien à répondre. Il finit par éclater, tapant du pied, criant : « Songez à ce que vous dites, c’est révoltant à la fin. À qui la faute s’il a fallu doter cette fille mère ? À qui cet enfant ? Vous auriez voulu l’abandonner maintenant ! »

Julien, étonné de la violence du baron, le considérait fixement. Il reprit d’un ton plus posé : « Mais quinze cents francs suffisaient bien. Elles en ont toutes, des enfants, avant de se marier. Que ce soit à l’un ou à l’autre, ça n’y change rien, par exemple. Au lieu qu’en donnant une de vos fermes d’une valeur de vingt mille francs, outre le préjudice que vous nous portez, c’est dire à tout le monde ce qui est arrivé ; vous auriez dû, au moins, songer à notre nom et à notre situation. »

Et il parlait d’une voix sévère, en homme fort de son droit et de la logique de son raisonnement. Le baron, troublé par cette argumentation inattendue, restait béant devant lui. Alors Julien, sentant son avantage, posa ses conclusions : « Heureusement que rien n’est fait encore ; je connais le garçon qui la prend en mariage, c’est un brave homme, et avec lui tout pourra s’arranger. Je m’en charge. »

Et il sortit sur-le-champ, craignant sans doute de continuer la discussion, heureux du silence de tous, qu’il prenait pour un acquiescement.

Dès qu’il eut disparu, le baron s’écria, outré de surprise et frémissant : « Oh ! C’est trop fort, c’est trop fort ! »

Mais Jeanne, levant les yeux sur la figure effarée de son père, se mit brusquement à rire, de son rire clair d’autrefois, quand elle assistait à quelque drôlerie.

Elle répétait : « Père, père, as-tu entendu comme il prononçait : vingt mille francs ? »

Et petite mère, chez qui la gaieté était aussi prompte que les larmes, au souvenir de la tête furieuse de son gendre, et de ses exclamations indignées, et de son refus véhément de laisser donner à la fille, séduite par lui, de l’argent qui n’était pas à lui, heureuse aussi de la bonne humeur de Jeanne, fut secouée par son rire poussif, qui lui emplissait les yeux de pleurs. Alors, le baron partit à son tour, gagné par la contagion ; et tous trois, comme aux bons jours passés, s’amusaient à s’en rendre malades.

Quand ils furent un peu calmés, Jeanne s’étonna : « C’est curieux, ça ne me fait plus rien. Je le regarde comme un étranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois sa femme. Vous voyez, je m’amuse de ses… de ses… de ses indélicatesses. »

Et, sans bien savoir pourquoi, ils s’embrassèrent, encore souriants et attendris.

Mais deux jours plus tard, après le déjeuner, alors que Julien partait à cheval, un grand gars de vingt-deux à vingt-cinq ans, vêtu d’une blouse bleue toute neuve, aux plis raides, aux manches ballonnées, boutonnées aux poignets, franchit sournoisement la barrière, comme s’il eût été embusqué là depuis le matin, se glissa le long du fossé des Couillard, contourna le château et s’approcha, à pas suspects, du baron et des deux femmes, assis toujours sous le platane.

Il avait ôté sa casquette en les apercevant, et il s’avançait en saluant, avec des mines embarrassées.

Dès qu’il fut assez près pour se faire entendre, il bredouilla : « Votre serviteur, Monsieur le baron, Madame et la compagnie. » Puis, comme on ne lui parlait pas, il annonça : « C’est moi que je suis Désiré Lecoq. »

Ce nom ne révélant rien, le baron demanda : « Que voulez-vous ? »

Alors le gars se troubla tout à fait devant la nécessité d’expliquer son cas. Il balbutia en baissant et en relevant les yeux coup sur coup, de sa casquette qu’il tenait aux mains au sommet du toit du château : « C’est m’sieu l’curé qui m’a touché deux mots au sujet de c’t’affaire… » puis il se tut, par crainte d’en trop lâcher et de compromettre ses intérêts.

Le baron, sans comprendre, reprit : « Quelle affaire ? Je ne sais pas, moi. »

L’autre alors, baissant la voix, se décida : « C’t’affaire de vot’bonne… la Rosalie… »

Jeanne, ayant deviné, se leva et s’éloigna avec son enfant dans les bras. Et le baron prononça : « Approchez-vous », puis il montra la chaise que sa fille venait de quitter.

Le paysan s’assit aussitôt en murmurant : « Vous êtes bien honnête. » Puis il attendit comme s’il n’avait plus rien à dire. Au bout d’un assez long silence il se décida enfin, et, levant son regard vers le ciel bleu : « En v’là du biau temps pour la saison. C’est la terre, qui n’en profite pour c’qu’y’a déjà d’semé. » Et il se tut de nouveau.

Le baron s’impatientait ; il attaqua brusquement la question, d’un ton sec : « Alors, c’est vous qui épousez Rosalie ? »

L’homme aussitôt devint inquiet, troublé dans ses habitudes de cautèle normande. Il répliqua d’une voix plus vive, mis en défiance : « C’est selon, p’t’être que oui, p’t’être que non, c’est selon. »

Mais le baron s’irritait de ces tergiversations : « Sacrebleu ! Répondez franchement : est-ce pour ça que vous venez, oui ou non ? La prenez-vous, oui ou non ? »

L’homme, perplexe, ne regardait plus que ses pieds : « Si c’est c’que dit m’sieu l’curé, j’la prends ; mais si c’est c’que dit m’sieu Julien, j’la prends point.

— Qu’est-ce que vous a dit M. Julien ?

— M’sieu Julien, i m’a dit qu’j’aurais quinze cents francs ; et m’sieu l’curé i m’a dit que j’aurais vingt mille ; j’veux ben pour vingt mille, mais j’veux point pour quinze cents. »

Alors la baronne, qui restait enfoncée en son fauteuil, devant l’attitude anxieuse du rustre, se mit à rire par petites secousses. Le paysan la regarda de coin, d’un œil mécontent, ne comprenant pas cette gaieté, et il attendit.

Le baron, que ce marchandage gênait, y coupa court. « J’ai dit à M. le curé que vous auriez la ferme de Barville, votre vie durant, pour revenir ensuite à l’enfant. Elle vaut vingt mille francs. Je n’ai qu’une parole. Est-ce fait, oui ou non ? »

L’homme sourit d’un air humble et satisfait, et devenu soudain loquace : « Oh ! Pour lors, je n’dis pas non. N’y avait qu’ça qui m’opposait. Quand m’sieu l’curé m’na parlé, j’voulais ben tout d’suite, pardi, et pi j’étais ben aise d’satisfaire m’sieu l’baron, qui me r’vaudra ça, je m’le disais. C’est-i pas vrai, quand on s’oblige, entre gens, on se r’trouve toujours plus tard ; et on se r’vaut ça. Mais m’sieu Julien m’a v’nu trouver ; et c’n’était pu qu’quinze cents. J’mai dit : « Faut savoir », et j’suis v’nu. C’est pas pour dire, j’avais confiance, mais j’voulais savoir. I n’est qu’les bons comptes qui font les bons amis, pas vrai, m’sieu l’baron… »

Il fallut l’arrêter ; le baron demanda :

« Quand voulez-vous conclure le mariage ? »

Alors l’homme redevint brusquement timide, plein d’embarras. Il finit par dire, en hésitant : « J’frons-ti point d’abord un p’tit papier ? »

Le baron, cette fois, se fâcha : « Mais nom d’un chien ! Puisque vous aurez le contrat de mariage. C’est là le meilleur des papiers. »

Le paysan s’obstinait : « En attendant, j’pourrions ben en faire un bout tout d’même, ça nuit toujours pas. »

Le baron se leva pour en finir : « Répondez oui ou non, et tout de suite. Si vous ne voulez plus, dites-le, j’ai un autre prétendant. »

Alors la peur du concurrent affola le Normand rusé. Il se décida, tendit la main comme après l’achat d’une vache : « Topez-là, m’sieu l’baron, c’est fait. Couillon qui s’en dédit. »