Elle retourna le papier sans comprendre. L’adresse portait bien « Madame la baronne Le Perthuis des Vauds ».
Alors elle ouvrit la suivante : « Viens ce soir, dès qu’il sera sorti. Nous aurons une heure. Je t’adore. »
Dans une autre : « J’ai passé une nuit de délire à te désirer vainement. J’avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous mes lèvres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages à me jeter par la fenêtre en songeant qu’à cette heure-là tu dormais à son côté, qu’il te possédait à son gré… »
Jeanne, interdite, ne comprenait pas.
Qu’était-ce que cela ? À qui, pour qui, de qui ces paroles d’amour ?
Elle continua, retrouvant toujours des déclarations éperdues, des rendez-vous avec des recommandations de prudence, puis toujours, à la fin, ces quatre mots : « Surtout brûle cette lettre. »
Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation à dîner, mais de la même écriture et signée : « Paul d’Ennemare », celui que le baron appelait, quand il parlait encore de lui : « Mon pauvre vieux Paul », et dont la femme avait été la meilleure amie de la baronne.
Alors Jeanne, brusquement, fut effleurée d’un doute qui devint tout de suite une certitude. Sa mère l’avait eu pour amant.
Et soudain, la tête éperdue, elle rejeta d’une secousse ces papiers infâmes, comme elle eût rejeté quelque bête venimeuse montée sur elle, et elle courut à la fenêtre, et elle se mit à pleurer affreusement avec des cris involontaires qui lui déchiraient la gorge ; puis, tout son être se brisant, elle s’affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pour qu’on n’entendît point ses gémissements, elle sanglota, abîmée dans un désespoir insondable.
Elle serait restée peut-être ainsi toute la nuit ; mais un bruit de pas dans la pièce voisine la fit se redresser d’un bond. C’était son père, peut-être ? Et toutes les lettres gisaient sur le lit et sur le plancher. Il lui suffirait d’en ouvrir une ? Et il saurait cela ! Lui !
Elle s’élança, et, saisissant à poignées tous les vieux papiers jaunes, ceux des grands-parents et ceux de l’amant, et ceux qu’elle n’avait point dépliés, et ceux qui se trouvaient encore ficelés dans les tiroirs du secrétaire, elle les jetait en tas dans la cheminée. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et mit le feu à ce monceau de lettres. Une grande flamme jaillit qui éclaira la chambre, la couche et le cadavre d’une lueur vive et dansante, dessinant en noir sur le rideau blanc du fond du lit le profil tremblotant du visage rigide et les lignes du corps énorme sous le drap.
Quand il n’y eut plus qu’un amas de cendres au fond du foyer, elle retourna s’asseoir auprès de la fenêtre ouverte comme si elle n’eût plus osé rester auprès de la morte, et elle se remit à pleurer, la figure dans ses mains, et gémissant d’un ton navré, d’un ton de plainte désolée : « Oh ! Ma pauvre maman, oh ! Ma pauvre maman ! »
Et une atroce réflexion lui vint : si petite mère n’était pas morte, par hasard, si elle n’était qu’endormie d’un sommeil léthargique, si elle allait soudain se lever, parler ? La connaissance de l’affreux secret n’amoindrirait-elle pas son amour filial ? L’embrasserait-elle des mêmes lèvres pieuses ? La chérirait-elle de la même affection sacrée ? Non. Ce n’était pas possible ! Et cette pensée lui déchira le cœur.
La nuit s’effaçait ; les étoiles pâlissaient ; c’était l’heure fraîche qui précède le jour. La lune descendue allait s’enfoncer dans la mer qu’elle nacrait sur toute sa surface.
Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passée à la fenêtre lors de son arrivée aux Peuples. Comme c’était loin, comme tout était changé, comme l’avenir lui semblait différent.
Et voilà que le ciel devint rose, d’un rose joyeux, amoureux, charmant. Elle regardait, surprise maintenant comme devant un phénomène, cette radieuse éclosion du jour, se demandant s’il était possible que, sur cette terre où se levaient de pareilles aurores, il n’y eût ni joie ni bonheur.
Un bruit de porte la fit tressaillir. C’était Julien. Il demanda : « Eh bien ? Tu n’es pas trop fatiguée ? »
Elle balbutia « Non », heureuse de n’être plus seule. « À présent, va te reposer », dit-il. Elle embrassa lentement sa mère d’un baiser lent, douloureux et navré ; puis elle rentra dans sa chambre.
La journée s’écoula dans ces tristes occupations que réclame un mort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup.
L’enterrement eut lieu le lendemain.
Après qu’elle eut, pour la dernière fois, appuyé ses lèvres sur le front glacé, qu’elle eut fait la dernière toilette, et vu couler le corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invités allaient venir.
Gilberte arriva la première et se jeta, en sanglotant, sur le cœur de son amie.
On voyait par la fenêtre les voitures tourner à la grille, s’en venant au trot. Et des voix résonnaient dans le grand vestibule. Des femmes en noir entraient peu à peu dans la chambre, des femmes que Jeanne ne connaissait point. La marquise de Coutelier et la vicomtesse de Briseville l’embrassèrent.
Elle s’aperçut tout à coup que tante Lison se glissait derrière elle. Et elle l’étreignit avec tendresse, ce qui fit presque défaillir la vieille fille.
Julien entra, en grand noir, élégant, affairé, satisfait de cette affluence. Il parla bas à sa femme pour un conseil qu’il demandait. Il ajouta d’un ton confidentiel : « Toute la noblesse est venue, ce sera très bien. » Et il repartit en saluant gravement les dames.
Tante Lison et la comtesse Gilberte restèrent seules auprès de Jeanne pendant que s’accomplissait la cérémonie funèbre. La comtesse l’embrassait sans cesse en répétant : « Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie ! »
Quand le comte de Fourville revint chercher sa femme, il pleurait lui-même comme s’il avait perdu sa propre mère.
X
Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornes dans une maison qui semble vide par l’absence de l’être familier disparu pour toujours, ces jours criblés de souffrance à chaque rencontre de tout objet que maniait incessamment la morte. D’instant en instant, un souvenir vous tombe sur le cœur et le meurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restée dans le vestibule, son verre que la bonne n’a point serré ! Et dans toutes les chambres on retrouve des choses traînant : ses ciseaux, un gant, le volume dont les feuillets sont usés par ses doigts alourdis, et mille riens qui prennent une signification douloureuse parce qu’ils rappellent mille petits faits.
Et sa voix vous poursuit ; on croit l’entendre ; on voudrait fuir n’importe où, échapper à la hantise de cette maison. Il faut rester parce que d’autres sont là qui restent et souffrent aussi.
Et puis Jeanne demeurait écrasée sous le souvenir de ce qu’elle avait découvert. Cette pensée pesait sur elle ; son cœur broyé ne se guérissait pas. Sa solitude d’à présent s’augmentait de ce secret horrible ; sa dernière confiance était tombée avec sa dernière croyance.
Père, au bout de quelque temps, s’en alla, ayant besoin de remuer, de changer d’air, de sortir du noir chagrin où il s’enfonçait de plus en plus.
Et la grande maison, qui voyait ainsi de temps en temps disparaître un de ses maîtres, reprit sa vie calme et régulière.
Et puis Paul tomba malade. Jeanne en perdit la raison, resta douze jours sans dormir, presque sans manger.
Il guérit ; mais elle demeura épouvantée par cette idée qu’il pouvait mourir. Alors que ferait-elle ? Que deviendrait-elle ? Et tout doucement se glissa dans son cœur le vague besoin d’avoir un autre enfant. Bientôt elle en rêva, reprise tout entière par son ancien désir de voir autour d’elle deux petits êtres, un garçon et une fille. Et ce fut une obsession.