Mais, depuis l’affaire de Rosalie, elle vivait séparée de Julien. Un rapprochement semblait même impossible dans les situations où ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs ; elle le savait ; et la seule pensée de subir de nouveau ses caresses la faisait frémir de répugnance.
Elle s’y serait pourtant résignée, tant l’envie d’être encore mère la harcelait ; mais elle se demandait comment pourraient recommencer leurs baisers ? Elle serait morte d’humiliation plutôt que de laisser deviner ses intentions ; et il ne paraissait plus songer à elle.
Elle y eût renoncé peut-être ; mais voilà que, chaque nuit, elle se mit à rêver d’une fille ; et elle la voyait jouant avec Paul sous le platane ; et parfois elle sentait une sorte de démangeaison de se lever, et d’aller, sans prononcer un mot, trouver son mari dans sa chambre. Deux fois même elle se glissa jusqu’à sa porte ; puis elle revint vivement, le cœur battant de honte.
Le baron était parti ; petite mère était morte ; Jeanne maintenant n’avait plus personne qu’elle pût consulter, à qui elle pût confier ses intimes secrets.
Alors elle se résolut à aller trouver l’abbé Picot, et à lui dire, sous le sceau de la confession, les difficiles projets qu’elle avait.
Elle arriva comme il lisait son bréviaire dans son petit jardin planté d’arbres fruitiers.
Après avoir causé quelques minutes de choses et d’autres, elle balbutia, en rougissant : « Je voudrais me confesser, Monsieur l’abbé. »
Il demeura stupéfait et releva ses lunettes pour la bien considérer ; puis il se mit à rire. « Vous ne devez pourtant pas avoir de gros péchés sur la conscience. » Elle se troubla tout à fait, et reprit : « Non, mais j’ai un conseil à vous demander, un conseil si… si… si pénible que je n’ose pas vous en parler comme ça. »
Il quitta instantanément son aspect bonhomme et prit son air sacerdotal : « Eh bien, mon enfant, je vous écouterai dans le confessionnal, allons. »
Mais elle le retint, hésitante, arrêtée tout à coup par une sorte de scrupule de parler de ces choses un peu honteuses dans le recueillement d’une église vide.
« Ou bien, non… Monsieur le curé… je puis… je puis… si vous le voulez… vous dire ici ce qui m’amène. Tenez, nous allons nous asseoir là-bas sous votre petite tonnelle. »
Ils y allèrent à pas lents. Elle cherchait comment s’exprimer, comment débuter. Ils s’assirent.
Alors, comme si elle se fût confessée, elle commença : « Mon père… » puis elle hésita, répéta de nouveau : « Mon père… » et se tut, tout à fait troublée.
Il attendait, les mains croisées sur son ventre. Voyant son embarras, il l’encouragea : « Eh bien, ma fille, on dirait que vous n’osez pas ; voyons, prenez courage. »
Elle se décida, comme un poltron qui se jette au danger : « Mon père, je voudrais un autre enfant. » Il ne répondit rien, ne comprenant pas. Alors elle s’expliqua, perdant les mots, effarée.
« Je suis seule dans la vie maintenant ; mon père et mon mari ne s’entendent guère ; ma mère est morte ; et… et… » Elle prononça tout bas en frissonnant… : « L’autre jour j’ai failli perdre mon fils ! Que serais-je devenue alors ?… »
Elle se tut. Le prêtre, dérouté, la regardait.
« Voyons, arrivez au fait. »
Elle répéta : « Je voudrais un autre enfant. »
Alors il sourit, habitué aux grosses plaisanteries des paysans qui ne se gênaient guère devant lui, et il répondit avec un hochement de tête malin :
« Eh bien, il me semble qu’il ne tient qu’à vous. »
Elle leva vers lui ses yeux candides, puis, bégayant de confusion : « Mais… mais… vous comprenez que depuis ce… ce que… ce que vous savez de… de cette bonne… mon mari et moi nous vivons… nous vivons tout à fait séparés. »
Accoutumé aux promiscuités et aux mœurs sans dignité des campagnes, il fut étonné de cette révélation ; puis, tout à coup, il crut deviner le désir véritable de la jeune femme. Il la regarda de coin, plein de bienveillance et de sympathie pour sa détresse : « Oui, je saisis parfaitement. Je comprends que votre… votre veuvage vous pèse. Vous êtes jeune, bien portante. Enfin, c’est naturel, trop naturel. »
Il se remettait à sourire, emporté par sa nature grivoise de prêtre campagnard ; et il tapotait doucement la main de Jeanne : « Ça vous est permis, bien permis même par les commandements. — L’œuvre de chair ne désireras qu’en mariage seulement. — Vous êtes mariée, n’est-ce pas ? Ce n’est point pour piquer des raves. »
À son tour elle n’avait pas compris d’abord ses sous-entendus ; mais, sitôt qu’elle les pénétra, elle s’empourpra, toute saisie, avec des larmes aux yeux.
« Oh ! Monsieur le curé, que dites-vous ? Que pensez-vous ? Je vous jure… Je vous jure… » Et les sanglots l’étouffèrent.
Il fut surpris ; et il la consolait : « Allons, je n’ai pas voulu vous faire de peine. Je plaisantais un peu ; ça n’est pas défendu quand on est honnête. Mais comptez sur moi ; vous pouvez compter sur moi. Je verrai M. Julien.
Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenant refuser cette intervention qu’elle craignait maladroite et dangereuse, mais elle n’osait point ; et elle se sauva après avoir balbutié : « Je vous remercie, Monsieur le curé. »
Huit jours se passèrent. Elle vivait dans une angoisse d’inquiétude.
Un soir, au dîner, Julien la regarda d’une façon singulière avec un certain pli souriant des lèvres qu’elle lui connaissait en ses heures de gouaillerie. Il eut même à son égard une sorte de galanterie imperceptiblement ironique ; et comme ils se promenaient ensuite dans la grande avenue de petite mère, il lui dit tout bas dans l’oreille : « Il paraît que nous sommes raccommodés. »
Elle ne répondit rien. Elle regardait par terre une sorte de ligne droite presque invisible à présent, l’herbe ayant repoussé. C’était la trace du pied de la baronne qui s’effaçait, comme s’efface un souvenir. Et Jeanne se sentait le cœur crispé, noyé de tristesse ; elle se sentait perdue dans la vie, si loin de tout le monde.
Julien reprit : « Moi, je ne demande pas mieux. Je craignais de te déplaire. »
Le soleil se couchait, l’air était doux. Une envie de pleurer oppressait Jeanne, un de ces besoins d’expansion vers un cœur ami, un besoin d’étreindre, en murmurant ses peines. Un sanglot lui montait à la gorge. Elle ouvrit les bras et tomba sur le cœur de Julien.
Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, ne pouvant voir le visage caché sur sa poitrine. Il pensa qu’elle l’aimait encore et déposa sur son chignon un baiser condescendant.
Puis ils rentrèrent sans dire un mot. Il la suivit en sa chambre et passa la nuit avec elle.
Et leurs rapports anciens recommencèrent. Il les accomplissait comme un devoir qui cependant ne lui déplaisait pas ; elle les subissait comme une nécessité écœurante et pénible, avec la résolution de les arrêter pour toujours dès qu’elle se sentirait enceinte de nouveau.
Mais elle remarqua bientôt que les caresses de son mari semblaient différentes de jadis. Elles étaient plus raffinées peut-être, mais moins complètes. Il la traitait comme un amant discret, et non plus comme un époux tranquille.
Elle s’étonna, observa, et s’aperçut bientôt que toutes ses étreintes s’arrêtaient avant qu’elle pût être fécondée.
Alors une nuit, la bouche sur la bouche, elle murmura : « Pourquoi ne te donnes-tu plus à moi tout entier comme autrefois ?
Il se mit à ricaner : « Parbleu, pour ne pas t’engrosser. »
Elle tressaillit : « Pourquoi donc ne veux-tu plus d’enfants ? »